L’arbre et le poteau
par Etienne Bours


Pierre Seghers1 voyait entre ceux qui s’intéressent à leurs racines et ceux qui n’en ont cure la même différence que celle existant entre un arbre et un poteau.

Cette comparaison est souvent applicable lorsqu’on se penche sur les différentes manières d’aborder les traditions dans les expressions musicales d’aujourd’hui. Que font les jeunes générations avec ce matériau dont ils héritent ? Comment ressentent-ils l’héritage de la transmission orale ? Les pratiques ancestrales, les instruments, les répertoires, les codes, les comportements musicaux, les façons de « musiquer » qui correspondent, ou qui ont correspondu, à leur environnement de vie… ont-ils encore un sens pour eux ? Et si oui, quelle est leur liberté par rapport à cet acquit ? Peuvent-ils s’en servir pour créer à leur tour, c’est à dire se positionner dans la société avec une démarche artistique engagée et novatrice ? Ou, au contraire, sont-ils condamnés à pratiquer dans le cadre strict d’une tradition qui perdrait son sens dès qu’elle serait quelque peu détournée de son lit ?

En d’autres termes, on doit se demander si les musiciens qui s’inspirent de la tradition, ou qui la perpétuent, ont la possibilité de l’exposer, sur scène ou ailleurs, en renouvelant même discrètement sa fonction et sa responsabilité pédagogique. Les musiques traditionnelles sont, en général, fonctionnelles. Elles servent à communiquer au sein d’une communauté et elles participent aux actes sociaux dont elles sont souvent un élément indissociable. Il n’est guère de moment du cycle de la vie ou d’événement saisonnier qui puisse se passer de musique ou de chant. Mais chaque monde se transforme, les cultures s’entrechoquent, certaines pratiques deviennent obsolètes, certains rites s’effacent pour faire place à d’autres manières de faire et de croire. Et les musiques traditionnelles sont bousculées, changent, parfois même disparaissent. On ne chante plus nécessairement aux mêmes occasions ; les langages codés, si fréquents en chansons, s’oublient ou s’érodent. D’autres musiques, qu’on appellent parfois « légères », viennent concurrencer ces bagages un peu lourds à porter. Bagages qu’on hésite à trier pour en garder l’essentiel ; il est plus facile peut-être de passer tout simplement à autre chose.

La tradition, ce que beaucoup n’osent plus appeler le folklore, est parfois un carcan pour celui qui en hérite. Certains jeunes ont sans doute l’impression de tout recevoir en vrac, au moment même où leur arrive aussi la culture pop internationale. Assis entre deux cultures comme on peut l’être entre deux chaises, ils ont d’autant plus de mal à appréhender l’une et l’autre. D’autant que l’autre ressemble furieusement au chant des sirènes. Que faire d’un langage ancestral lorsque, irrémédiablement, on bascule vers un nouveau langage qui a des allures universelles, mondialistes peut-être pour employer un mot à la mode ? Que faire sinon, au mieux, tenter de parler les deux langues, de trouver un équilibre, de comprendre le sens et la fonction des deux codes et leur complémentarité éventuelle. Plus facile à dire qu’à faire évidemment. Parce qu’il en va des langues musicales comme des langues parlées. Il est de plus en plus de jeunes de par le monde qui ne parlent plus correctement leur langue maternelle. Ils sont contraints d’aller à l’école loin de chez eux, pendant de longs mois ; on les oblige à parler une autre langue qu’ils ne parlent jamais parfaitement tandis qu’ils perdent le contact avec leur idiome maternel à cause de l’éloignement, des tracasseries administratives et des discriminations de toutes sortes. Les peuples de la grande Sibérie sont touchés de plein fouet par ce fléau. Mais les Indiens et les Inuit d’Amérique du Nord connaissent le même problème. Il en est vraisemblablement de même en divers endroits de chaque continent. Le monde regorge de plus en plus de gens qui s’ils ne parlent pas correctement une langue, se débrouillent par contre très bien avec deux ou trois langues différentes.

Que faire, cependant, lorsqu’on perd le contact avec la profondeur d’un langage, qu’il soit parlé ou musical ? Certains jeunes Inuit ou Indiens d’Amérique du Nord ont du mal à chanter un chant traditionnel accompagné du simple tambour, battement de cœur de la terre, parce qu’ils sont trop distants de ces codes précis, parce qu’ils n’ont plus les mots que l’on pose sur cette frappe obsédante. Par respect pour la tradition et pour le langage des ancêtres tout simplement. Il est parfois plus facile de chanter avec une guitare électrique pour dire que le monde bascule et qu’il faudrait revenir à certaines valeurs internes au groupe que de composer une chanson pour dire la même chose selon les critères de la tradition.

Il est là le nœud du problème. Il faut du temps et peut-être une certaine distance pour oser brasser cette matière reçue oralement et en faire une expression propre à une génération nouvelle mais reconnue par les autres générations parce que fidèle à une certaine identité. Encore que cette reconnaissance peut être un faux problème. Certains musiciens arrivent à se servir de leur tradition pour véhiculer une image de leur société et de leur culture et donc pour faire découvrir leur vécu bien au-delà de leur propre communauté et malgré celle-ci qui n’est pas toujours en accord avec les libertés prises. Les gardiens des traditions ne sont pas les mêmes partout et les transgressions peuvent engendrer des problèmes que les Occidentaux en quête de musiques dites du monde ne peuvent pas comprendre.

Mais le monde regorge, heureusement, d’exemples positifs qui nous montrent que le terreau traditionnel fait encore pousser de nouvelles essences et de nouvelles ramifications. Les Brésiliens utilisent la capoeira comme ciment au sein des communautés urbaines. Par son implication sociale, par ses liens ancestraux avec l’Afrique, par sa dimension spirituelle, la capoeira est encore un outil de l’expression de la lutte pour une justice sociale. Musique, chant, danse, combat théâtralisé et rite ne font qu’un.

Partout dans le monde, ces pratiques traditionnelles resurgissent à un moment donné avec force pour maintenir le lien entre générations tout en faisant face aux changements sociaux, économiques ou politiques. Les chanteuses maliennes prennent la parole haut et fort, qu’elles soient griotes ou non, pour chanter le sida, les mauvais mariages, l’exil, les mutilations sexuelles… Et leur musique reste malienne. C’est que beaucoup de musiciens du monde continuent de jouer et chanter pour les leurs – la musique est à consommation, entendez communication, interne. Seul l’avènement des musiques du monde en tant que mode a fait voyager ces expressions bien au-delà de leur contexte. Reste à savoir ce que devient le sens au bout du voyage lorsque communication devient consommation.

Nous sommes à une époque où, partout dans le monde, les musiques traditionnelles sont jouées et chantées par plusieurs générations qui s’appliquent à leur donner une multitude de sens. Ils sont de plus en plus jeunes à saisir violon, cornemuse, luth ou accordéon pour s’inscrire dans un processus qui semble à nouveau immuable : celui du dépoussiérage et du renouvellement des répertoires traditionnels. « They take it for granted » disait Martin Carthy², maître du revival anglais et véritable passeur inter-générationnel. « Ils le prennent comme si c’était leur du » ces jeunes, dont la fille de Carthy, qui se jettent dans la bagarre avec une énergie incroyable. Dans les années 60 et 70, on prenait la guitare pour s’exprimer ; le rock était le vecteur évident. Puis vint le renouveau du folk et des musiques oubliées. On s’en allait collecter, ramasser ces bouts de vie chantés au fond des campagnes ou des quartiers perdus. On renoua avec les musiques acoustiques et les instruments relégués au fond des musées. Il fallut encore quelques décennies pour que les jeunes trouvent le tout devant eux, sur le même plan que le rock, le blues ou le jazz. Le choix s’était considérablement élargi et empoigner une vielle à roue, un saz ou une guitare relève enfin du même processus. Les musiques traditionnelles et leurs instruments ne sont plus ringards, ils autorisent une démarche de musicien, une expression artistique, un engagement culturel. On peut même composer de nouvelles danses ou de nouveaux chants et s’inscrire dans la continuité de sa propre région autant que dans une réflexion globale. Les revivalistes avaient montré le chemin en étant de tous les combats, depuis le refus du nucléaire jusqu’aux luttes sociales comme les fermetures de mines, les grandes grèves, etc. La musique traditionnelle s’affiche volontiers au cœur des combats politiques, même si, et ce n’est pas un hasard, il existe aussi une dérive nationaliste qui entend recycler quelques vieux chants traditionnels pour s’en servir comme d’un étendard. Mais dans ce cas, les premiers à réagir sont toujours les musiciens ayant redonné à ces musiques leur véritable place dans la société, à savoir du côté de l’identité et de la culture qui, comme le dit Kenneth White 3, n’ont rien à voir avec la nation.

Bien sûr les situations ne peuvent être les mêmes en chaque coin de la planète.

L’attachement de l’homme à sa culture n’est pas le même partout parce que les sociétés sont extrêmement différentes et qu’elles n’ont pas évolué, c’est à dire changé, à la même vitesse partout. Mais surtout parce que les conditions d’épanouissement et d’exploitation de cette relation entre les groupes et leurs cultures sont très différentes d’un endroit à l’autre. Le clivage Nord-Sud est une fois de plus évident mais il est loin d’être le seul. Le poids de l’histoire a souvent joué sur l’image que l’on peut avoir de sa propre culture. Les Russes ont un mal fou à renouer avec leurs traditions parce qu’elles ont été longtemps exploitées et folklorisées par l’appareil étatique qui s’en est servi comme image emblématique de l’union de tous les peuples de l’URSS. Il y a quelques années, on trouvait plus de groupes de musique celte à Moscou que de groupes de musiques traditionnelles régionales russes. On voit à peu près le même phénomène dans d’autres pays de l’ancien bloc de l’Est. Avec des exceptions bien sûr, parce que le réveil se fait mais il est lent. Les musiciens des petits peuples de Sibérie sont sans doute en train de montrer l’exemple en exploitant judicieusement leurs riches traditions au profit de musiques nouvelles qui regorgent de références à leur environnement de vie, en ce compris les aspects spirituels et le chamanisme. Et l’exemple, dans ce domaine, est essentiel, il peut réveiller d’autres consciences et faire école.

D’autres éléments se mêlent insidieusement aux difficultés internes à chaque groupe humain. Et parmi ces éléments, l’avènement d’un important marché des musiques n’est pas le moindre. L’attrait des uns pour l’Occident et l’attrait des autres pour l’exotisme lointain sont des phénomènes amplifiés tous azimuts par le marché et ses modes successives. World music, sono mondiale, world beat, musiques du monde… sont autant d’étiquettes collées sur toutes les recettes possibles, depuis les plus naturellement traditionnelles jusqu’aux plus trafiquées conçues en studio loin de la poussière et de la sueur qui collent aux musiques les plus « dérangeantes », c’est à dire les moins vendables. La world music est un slogan, le multiculturel est un alibi, le métissage est la règle. Plus une musique semble métissée mieux elle se vendra. Mais personne n’a réfléchi au sens de ce mot « métissage ». Ce qui compte c’est une impression de mélange, de rencontre, de fraternité entre les sons, les instruments, les styles et, accessoirement les hommes et les femmes. Si les montreurs d’ours des Carpates pratiquent encore leurs chants traditionnels, il n’est pas nécessaire de les rencontrer pour danser sur des remixes boostés à l’électronique de ces anciens chants qui ne sont finalement qu’un argument exotique de la soupe mondiale. A quand le groupe « Ethnique ta mère » ?

Dans cet énorme foutoir des musiques dites du monde, même l’auditeur honnête finit par se perdre. Où se situent encore les musiques traditionnelles et où commence l’exploitation du son au détriment du sens ? D’autant qu’entre les deux se déploie un immense no man’s land, terrain de toutes les expériences possibles. C’est là que se rencontrent des musiciens issus de communautés différentes, c’est là que les stars du rock ou les jazzmen invitent les musiciens traditionnels, c’est là que ceux-ci prennent des risques avec leur héritage en jetant les bases d’expressions nouvelles mais toujours ancrées dans la terre de leurs ancêtres. On n’est plus dans la tradition stricto sensu qui colle à son environnement dans une relation étroite porteuse de sens pour les membres de la communauté. On n’est pas encore, pour autant, dans une musique conceptuelle créée pour flatter les papilles auditives d’une sorte d’oreille universelle en mal d’exotisme. On est là où l’acte de « musiquer » demande une responsabilité, tant par rapport à la tradition dont on s’inspire ou que l’on prolonge que par rapport à la démarche strictement opportuniste. On est sans doute entre la réalité et la fiction. Il n’est pas question de créer un folklore fictif, même esthétique ; il est question d’adapter les matériaux venant d’une réalité de terrain pour façonner l’expression d’une réalité nouvelle. Expression qui tend vers une certaine fiction puisqu’elle implique une démarche artistique personnelle et donc la création d’un univers nouveau. Youssou N’Dour, Salif Keïta, Fela Anikulapo Kuti, Ali Farka Touré… sont de ces artistes qui n’ont eu de cesse d’évoluer dans cet espèce de no man’s land. Tantôt très proches des frontières traditionnelles et tantôt frôlant le monde des musiques occidentales, ils ont eu à la fois une démarche de musicien africain, impliqué dans leur société, engagé dans leur lutte personnelle et communautaire, et une démarche de musicien planétaire invitant le public étranger à entrer dans ce terrain de musiques mouvantes et à comprendre ce que « être musicien populaire » veut dire.

Tous les chanteurs et musiciens du monde ont compris qu’ils pouvaient se servir de nombreux éléments de leur musique traditionnelle pour communiquer avec les leurs et intervenir sur l’environnement socio-culturel dans lequel ils sont obligés de vivre. Les Sahraouis et les Touaregs ont mené, et mènent encore, leurs combats en musique. Le chant s’est fait plus grave et la guitare électrique a pris la place du luth tidinit mais la fonction demeure et la communication vise les membres de la communauté et non les auditeurs occidentaux. Que ceux-ci apprécient est un plus qui est loin d’être négligeable mais ce n’est pas la cause première de ces évolutions.

Les musiques traditionnelles, dans leur diversité, dans leurs multiples évolutions et parfois même dans leurs dérives, servent encore à exprimer les liens d’un tissu social, à véhiculer l’histoire, à accompagner la vie et la mort, à transmettre, à provoquer, à responsabiliser.

Les musiciens qui s’inspirent de leurs traditions sont des arbres, pas des poteaux !

(Mise en ligne: février 2016)


Ndlr :
1.
Pierre Seghers (1906 -1987), éditeur, poète et résistant français. Le premier, il rapproche poésie et chanson en publiant Ferré, Brassens, Barbara (...) dans une collection inédite « Poésie et chanson ».
2.
Martin Carthy (1941- ), chanteur et guitariste folk anglais, figure influente de la musique traditionnelle britannique ayant inspiré entre autres Bob Dylan, Paul Simon, Richard Thompson et le mouvement revival.
3.
Kenneth White (1936 -), poète, écrivain et essayiste franco-écossais, créateur du concept de géopoétique.