Musiques certifiées conformes
par Éric Delhaye
Mettre en valeur le patrimoine immatériel de l’humanité paraît une démarche bénéfique. Mais les caractéristiques établies par l’Unesco pour définir ce qui en relève impliquent des valeurs qu’on peut interroger. Et les conséquences sur les pratiques labellisées ne sont pas sans ambiguïté, en particulier pour la musique.
Quel est le point commun entre la cosmovision andine des Kallawayas en Bolivie, l’art du pizzaiolo napolitain, la cueillette de la germandrée sur le mont Ozren en Bosnie-Herzégovine et la gestion du danger d’avalanche en Suisse et en Autriche? Aucun, sinon que toutes ces pratiques ont été labellisées par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) comme relevant du patrimoine culturel immatériel (PCI) et de sa sauvegarde. Comme on voit, le champ est vaste.
Selon l’Unesco (1), le PCI englobe ce qui, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine — autrement dit, les savoir-faire, traditions orales et pratiques sociales, rituelles ou festives… Le label est un succès : ouvertes en 2008, les listes totalisent aujourd’hui plus de 500 références issues de 122 pays. Mais qui décide de ce qui y figure ? Et que cela implique-t-il ? Élire au PCI la tapisserie d’Aubusson et la dentelle au point d’Alençon — pour citer deux exemples français — ne semble guère devoir susciter d’objection, du moins si on les considère comme deux formes d’artisanat séculaire méritant protection. L’affaire se complique, en revanche, quand il s’agit des musiques et des pratiques qui en sont indissociables. Or celles-ci représentent plus du tiers (176) des éléments enregistrés au PCI. Qu’est-ce qui doit être identifié comme «transmis de génération en génération » et comme procurant un «sentiment d’identité»?
Dans le cas du patrimoine mondial matériel (les biens culturels ou naturels exceptionnels, comme la grotte Chauvet ou Le Havre de l’architecte Auguste Perret), un comité scientifique détermine les entrants. À l’inverse, dans le cas du patrimoine vivant, l’Unesco insiste sur l’expertise des communautés elles-mêmes. Souvent regroupés en association, les pratiquants sollicitent leur inscription à l’inventaire national du PCI en remplissant un dossier qui impose notamment de prouver que la communauté adhère massivement au projet. Les candidats passent ensuite par le filtre du ministère de la culture, qui décide lequel sera hissé jusqu’à l’Unesco, en usant de critères politiques qui incluent le népotisme et les arrière-pensées marchandes. «Donnez un outil à un État et il s’en servira pour faire de la politique. C’est son boulot, mais c’est un dévoiement des objectifs de la convention», déplore l’anthropologue Cécile Duvelle, qui occupa le poste de cheffe de la section du PCI à l’Unesco de 2008 à 2015 (2).
Bob Marley semble avoir exprimé un avis similaire quand il chantait, dans Revolution (1974): « Ne laissez jamais un politicien vous faire une faveur / Ou il voudra vous contrôler pour toujours.» Qu’aurait-il pensé de l’inscription au PCI du reggae, en novembre 2018? En Jamaïque, la musique contribue bien mieux à l’industrie touristique quand elle est institutionnalisée que lorsqu’elle est associée à des rastas fumeurs de joints. «Le pouvoir jamaïquain a lutté contre le reggae pendant des années, avant de réaliser qu’il rapportait plus que l’industrie nationale de la bauxite, en difficulté», raillait l’animateur de la British Broadcasting Corporation (BBC) Dotun Adebayo, dans The Guardian (1er décembre 2018). Le label devient un atout touristique et un facteur de folklorisation.
Cependant, plus encore que la marchandisation — prévisible —, ce qui importe est sans doute la signification de la labellisation pour ces musiques et pour les groupes qui les revendiquent. La Fédération des acteurs et actrices des musiques et danses traditionnelles (FAMDT), qui rassemble une centaine de structures, s’est rangée derrière les objectifs de l’Unesco. Mais la réaction des hérauts des trois seules musiques inscrites au PCI pour la France est éclairante. Ces musiques émanent toutes trois de communautés qui, dans des contextes différents et à des degrés divers, ont manifesté leur opposition au centralisme : maloya à la Réunion, cantu in paghjella en Corse (inscrits en 2009) et gwoka en Guadeloupe (en 2014).
Issu de l’esclavage et dénigré pour cette raison, le maloya a connu l’interdiction, puis a suscité la suspicion active des autorités, notamment de 1959 à 1981, quand il était appuyé par le Parti communiste réunionnais (PCR). Fondateur du PCR et président du conseil régional de 1998 à 2010, Paul Vergès soutint l’inscription au PCI, adossée à l’édification d’une Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (MCUR). M. Carpanin Marimoutou, cheville ouvrière de ce projet, relate : «Il a fallu l’intervention d’un tiers — l’Unesco — pour que les pratiquants se sentent fiers. Auparavant, ils étaient méprisés par l’école, l’institution, la bourgeoisie, et par leurs propres enfants devenus des petits-bourgeois.» L’initiative de la MCUR a tourné court quand la région est passée à droite, et les projecteurs allumés par l’inscription se sont détournés. Aucune étude n’établit que le dynamisme actuel du maloya, largement pratiqué et objet de multiples fusions, résulte de la labellisation. Le plus célèbre ambassadeur de ce genre musical, Danyèl Waro, continue de dénoncer celle-ci comme paternaliste: «Nous ne sommes pas contre un soutien, mais nous n’avons pas attendu le regard des touristes pour être fiers de notre culture. Elle est même fondamentalement rebelle parce que la République indivisible ne reconnaît pas nos différences. Inscription ou pas, nous devons continuer à jouer, chanter, transmettre et lutter.»
En Guadeloupe, des objections se font également entendre. «Le gwoka est une expression identitaire qui ne peut pas être en même temps celle de l’esclave et celle du maître», déclare ainsi Jean-Claude Nelson, actuel conseiller régional de Guadeloupe (divers gauche) et chanteur depuis vingt-cinq ans du groupe Solèy Nwè. Pourfendeur de l’inscription au PCI, il ne lui reconnaît aucun effet bénéfique : «En classant le gwoka alors qu’il n’était pas en péril, on a pris le risque de le vitrifier. Par chance, des jeunes s’y dédient et le renouvellent… mais l’inscription n’y est pour rien.» En écho à ces propos, l’ethnomusicologue Luc Charles-Dominique soutient que les anthropologues sont «unanimes pour dire que la patrimonialisation est extrêmement dangereuse», parce qu’elle « finit par créer un discours pernicieux sur l’authenticité». Chérie des traditionalistes, consignée à un territoire comme une « AOC [appellation d’origine contrôlée] culturelle», cette authenticité entraînerait selon lui «repli, peur et xénophobie», et serait donc contraire à la vitalité de musiques qui impliquent «échange, mouvement et interculturalité». Il admet néanmoins que l’inscription puisse constituer un motif de fierté (3).
Instrumentalisation politique et commerciale, pétrification esthétique… L’Unesco est pourtant animée des meilleures intentions, et espère avant tout contribuer à la régénération de ces musiques par leurs communautés mêmes. Selon Mme Séverine Cachat, directrice du Centre français du patrimoine culturel immatériel (CFPCI), «l’inscription n’est qu’un outil pour fédérer les pratiquants, mobiliser les politiques et renouveler les publics. Et ça ne peut fonctionner que si les processus sont bien menés». Autant dire que l’outil n’offre aucune garantie de résultats, notamment dans le domaine des aides publiques. Ainsi, lors de sa dernière édition, le Festival de gwoka de Sainte-Anne — dont l’initiateur, M. Félix Cotellon, a aussi fondé l’association Rèpriz, à l’origine de la demande de labellisation — a encore déploré une baisse de ses subventions. Et le conseil régional vient de lancer un appel d’offres pour les sociétés qui voudraient relancer le plan de sauvegarde…
En Corse, des difficultés se présentent aussi, mais pas uniquement au niveau des fonds. C’est plutôt le «renouvellement» qui pose problème. Le cantu in paghjella, un chant à trois ou quatre voix, a été inscrit sur la liste du PCI nécessitant une sauvegarde urgente ; une catégorie prisée, qui compte moins de soixante éléments dans le monde, dont un seul en France, et ouvre la possibilité d’expertises renouvelées, voire de soutiens financiers. Depuis 2015, le ministère de la culture a octroyé à l’association Cantu in paghjella une enveloppe annuelle de 45.000 euros, principalement destinée à rémunérer six «transmetteurs» qui interviennent en milieu scolaire. Selon l’estimation de Petru Guelfucci, investi dans le projet depuis sa genèse, et qui contribua au renouveau du chant en langue corse dans les années 1970 avec le groupe Canta U Populu Corsu, diverses initiatives auraient permis en dix ans de doubler le nombre de pratiquants aguerris, passé de trois cents à six cents — même si, depuis 2018, les transmetteurs travaillent bénévolement, la convention de financement n’ayant pas été renouvelée en raison de dissensions au sein de l’association.
Pourtant, si, selon Guelfucci, la survie de la paghjella reste menacée, ce n’est pas qu’une question d’argent : «Dans mon village, Sermanu, près de Corte, on apprenait en écoutant les vieux dans les veillées. Aujourd’hui, la plupart sont morts, et les jeunes préfèrent des modes de vie urbains incompatibles avec le chant en collectivité. Mais on y croit. Dans les couloirs des établissements visités, on entend parfois des élèves chanter entre eux.» Faut-il voir là comme un rappel de ce que l’écrivain et ethnologue Michel Leiris soulignait déjà en 1950 ? «Dès l’instant que toute culture apparaît en perpétuel devenir et faisant l’objet de dépassements constants à mesure que le groupe humain qui en est le support se renouvelle, la volonté de conserver les particularismes culturels d’une société (…) n’a plus aucune espèce de signification. Ou plutôt, une telle volonté signifie, pratiquement, que c’est à la vie même d’une culture que l’on cherche à s’opposer(4).»
Après l’acceptation par l’Unesco de centaines d’inscriptions les premières années, les règles ont changé : chaque pays ne peut inscrire qu’une seule pratique tous les deux ans. Le rythme a donc beaucoup ralenti. Mais la limitation ne touche pas les dossiers multinationaux, ce dont pourrait profiter la rumba catalane, un genre formalisé dans les années 1950 à Barcelone. M. Hervé Parent, qui coordonne cette candidature franco-espagnole en région Occitanie, souligne l’importance d’une potentielle reconnaissance pour la population gitane. «D’autant qu’on ne prend pas un grand risque, commente-t-il. La rumba ne peut pas être fixée. Comme les gitans, qui adaptent leur mode de vie à la société alentour, elle s’échappera toujours.» Mais, comme les autres, elle devra patienter plusieurs années. Au ministère de la culture, une dizaine de dossiers sont prêts, dont aucun ne porte sur la musique. Les prochains éléments inscrits par la France sur la liste de l’Unesco pourraient être la yole ronde de Martinique (une embarcation de pêcheurs) et la baguette de pain.
(Mise en ligne: février 2020)
1. La convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a été adoptée en 2003.
2. Sauf mention contraire, les citations sont issues d’entretiens avec l’auteur.
3. Luc Charles-Dominique, « La patrimonialisation des formes musicales et artistiques. Anthropologie d’une notion problématique », Ethnologies, vol. 35, n° 1, Québec, 2013.
4. Michel Leiris, « L’ethnographe devant le colonialisme », Les Temps modernes, n° 58, Paris,août 1950.
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