Ces musiques absentes des librairies !
par Etienne Bours
Entrer dans une bonne librairie est toujours un plaisir. Flâner entre les rayons, de table en table, chercher les présentoirs qui nous attirent et bien sûr, quand on aime la musique, aller voir ce qu’ils nous proposent dans le domaine. Le constat est de plus en plus simple et pourtant consternant : variétés, variétés et encore variétés. De moins en moins de livres sur le classique, le jazz, le blues, la bonne chanson ou les courants les plus intéressants du rock. Et rien, plus rien, le désert absolu sur ce qu’on appelle les musiques du monde, traditions, folk, world. Pourtant de très nombreux livres existent sur les styles cités, d’excellents éditeurs se livrent à de très belles collections. Fayard pour le classique et d’autres belles explorations, Le Mot et le Reste pour des parcours hors pistes dans le rock, la chanson, le folk... (on trouve ici ou là quelques livres de ce très bon éditeur, comme un alibi de libraire, le dernier effort dirait-on avant le grand plongeon vers la variété comme seul horizon), Camion Blanc pour le rock, Castor Astral pour divers styles, Actes Sud du classique au rock en passant par jazz et chanson... et ainsi de suite. Quant aux musiques du monde, elles font peur, de plus en plus peur. Actes Sud, justement, avait une collection formidable1 que l’éditeur n’a pas jugé utile de prolonger et qui, si elle figure encore au catalogue, semble néanmoins reléguée à l’anti-chambre de celui-ci. Chaque éditeur cité et d’autres encore ont un ou plusieurs livres consacrés aux musiques traditionnelles2, aux interprètes des musiques du monde, aux mouvements folk et world, aux courants importants, aux styles emblématiques. Le tout ferait une assez belle bibliothèque spécialisée même si forcément incomplète.
Mais vous ne trouverez rien chez votre libraire et vous en déduirez qu’il n’existe rien. Normal, ça ne se vend pas, c’est bon pour les bibliothèques universitaires (encore que...) et les médiathèques un peu pointues. Ce sont des bouquins nettement plus emmerdants que le vingtième ouvrage sur Johnny ou sur Cloclo ; avouez-le nom d’un chien. Que fera-t-on quand les Stones et Hallyday seront morts ? Des livres sur eux à titre posthume, pardi, c’est simple, non ?
Les musiques du monde pâtissent en plus d’un autre problème déjà soulevé : la différence entre les milieux universitaires et les tâcherons vulgaires que sont les petits et grands journaleux (les « grands » étant ceux de la grande presse of course ) qui osent écrire sur ces musiques dites traditionnelles. Essayez donc de demander à Google une bibliographie « musiques du monde », vous n’obtiendrez rien de constructif. Certains sites ne donnent que des ouvrages d’ethnomusicologie patentée, d’autres donnent un peu de tout et pas mal de n’importe quoi. On navigue entre des sites barricadés, fermés aux autres. On ne mélange pas ceux qui sont payés pour chercher et ceux qui trouvent sans rien gagner... . On ne compare pas les voyageurs « autorisés » qui comme Levi Strauss (que j’admire et respecte) déclare d’emblée qu’il déteste voyager mais qui va au fin fond de l’Amazonie étudier les « bons sauvages » et les anonymes qui adorent voyager et tombent en amour et en passion avec des cultures et des musiques qu’ils ne soupçonnaient même pas. Alors circulez. Et ne cherchez donc pas tous les ouvrages qui, de tant de manières différentes, sont susceptibles de vous parler de la musique de l’autre (comme l’écrit si bien Laurent Aubert).
Et je ne vous parle encore que des livres. Mais que faire s’il s’agit d’un journal, un canard, un magazine, un fanzine, une feuille de chou... consacré aux dites musiques ? Fouillez donc les étals du libraire : variétés, variétés, variétés ; one again. Un peu de classique, l’un ou l’autre survivant d’une époque ; un zeste de jazz, idem. Sinon : rock (dont un grand survivant encore), chanson façon The Voice, guitares et claviers, rap et autres nouveautés urbaines dont les pages en question ne visitent que les trottoirs les plus empruntés. Extrêmement peu de magazines qui valent le déplacement. Et les musiques du monde, les traditions, le blues ? « The answer my friend is blowin’ in the wind »...
Il y en eut pourtant ! Peu, très peu. Un magazine tenta sa chance durant la vogue musiques du monde version mode : disparu. Les autres n’ont jamais figuré au Panthéon de la distribution en kiosques. Pourtant la France a connu pendant quasi trente ans un vrai magazine dédié aux musiques traditionnelles de tous les pays européens et, au fur et à mesure des évolutions, de toutes les traditions du monde. Trad Mag, a vu le jour fin des années 80.
Trad Mag
Roland Delassus avait créé en 1980 un bulletin régional sur les musiques traditionnelles de la région du Nord-Pas de Calais qui s'appelait « Le Tambourineur ». En 1986, Philippe Krümm, crée « Anche Libre » pour parler d’une de ses nombreuses passions : l’accordéon. Les deux hommes se rencontrent et décident de fusionner leurs publications et d’y adjoindre, dans la foulée, le fichier d’une troisième publication produite dans la région Rhône-Alpes mais déjà à l’arrêt. Trad Mag naît de cette manière en 1988. De nombreux passionnés vont se joindre à l’aventure ; les uns pour écrire des articles de fond, les autres pour fournir photos, partitions, dossiers, chroniques et interviews. Le canard est souvent perçu comme étant très folk. Mais on ouvre assez vite les pages au monde entier ; on peut d’ailleurs dire que cette évolution n’est jamais simple – on y sent déjà, parfois, ces tristes échanges de regards entre mordus de folk et assoiffés de world. Ce qui ne faisait qu’attiser la volonté de certains rédacteurs d’insister sur une ouverture maximale. Une seule très courte expérience de distribution en kiosques se solde par un échec. Par après, Trad Mag ne sera plus jamais en librairies, les conditions étant draconiennes et le manque de moyens étant criant. Tout se fait par abonnement et quelques ventes éparses dans l’un ou l’autre festival. Mais l’équipe est grande, l’ambiance est bonne, les musiques qui alimentent le tout sont vivantes et pleines de surprises. Rien ne semble pouvoir arrêter ce très petit navire qui flotte de port en port et d’escale en escale malgré quelques tempêtes et de nombreux vents contraires. Le magazine ne fonctionne que grâce à ses abonnés et aux quelques publicités que le rédacteur en chef arrive à arracher vaille que vaille. Jamais la moindre subvention ! Pas un franc ne vient de l’état, d’un ministère, d’un pouvoir quelconque. Si par hasard une minuscule aide venait à tomber comme une aumône, elle était ponctuelle et jetée comme on lance un vieux quignon à un chien mourant sur le bord du chemin. Ce manque de reconnaissance et d’intérêt de la part des autorités est invraisemblable d’autant qu’il n’est pas dû à une quelconque négligence ou méconnaissance des rédacteurs en chef et créateurs de la publication. P. Krümm a toujours connu les méandres des couloirs des ministères et il a la pogne nécessaire pour frapper aux portes et être entendu mais les choses en sont toujours restées là. On aide à peu près toute la presse en France (à coups de millions) mais pas celle-là. Pourtant ce magazine, s’il parlait des musiques du monde, consacrait de nombreuses pages aux musiques de toutes les régions françaises, rappelant sans cesse l’étonnante vitalité de pratiques locales et d’instruments emblématiques dans leurs différences. Une matière qui aurait dû faire vibrer le ministère de la culture de ce grand pays aux multiples richesses. Mais rien n’y fit.
Néanmoins Trad Mag vivait et traçait sa route, ne faisant vivre qu’une ou deux personnes au passage : ceux qui bossaient à temps plein ou à mi-temps pour agencer l’ensemble, le mettre en page, le relier, l’envoyer... Les autres, nombreux, participaient par passion et militantisme – je sens que M. Macron va les décorer, lui qui cherche à rendre hommage aux anonymes qui ont du mérite. Achète toi plutôt un accordéon Manu, il te servira pour aller chanter parmi les fainéants et les cyniques !
Après ces quelque trente années de pages de plus en plus belles, de magazine de plus en plus conséquent. Après ces centaines d’articles, ces présentations de styles, de musiciens, d’instruments, de groupes, de festivals, de lieux... Après ces milliers de chroniques de disques, de concerts, de livres... Après cette passionnante envie de partager déclinée à tous les temps et à tous les modes, tout a fini par s’écrouler en 2017. Faute d’abonnés nouveaux, faute d’annonceurs (dont certains eux-mêmes en difficulté, il faut le savoir), faute de subventions, faute d’intérêt. Il a fallu raser les murs et aller déposer le bilan. Il a fallu, pour certain, mettre son avenir dans l’inconfort. Il a fallu glisser la clé sous le paillasson et, du café d’en face, regarder en buvant une bière d’amertume tous ceux qui s’essuyaient les pieds sur le paillasson en question. Quelques-uns avaient tenté l’impossible, y allant de leur poche, redoublant d’entrain, haranguant les abonnés potentiels. Rien n’y fit. Les abonnements ne se renouvelaient pas. Les musiciens et autres professionnels du secteur ne comprenaient pas, beaucoup demandaient qu’on y parle d’eux mais ne prenaient pas la peine d’un abonnement pourtant léger. Certains l’ont compris sur le tard comme ces gens qui se rappellent si bien celui dont le cercueil vient de se fermer mais qu’ils n’avaient pas visité depuis trente ans.
Les professionnels des musiques du monde ont regardé tout ça sans trop se chatouiller les méninges. « Et oui, c’est la fin du papier, ça devait arriver, c’est dommage ». Les associations, institutions, gros festivals (avec grosses subventions), n’ont pas bougé plus que les ministères. Alors le bateau a coulé et le désert reprend sur les terres cultivées. Les passionnés qui mettaient du temps et de l’énergie pour parler de ce qu’ils découvraient, de ce qu’ils connaissaient, de ce qu’ils pratiquaient même bien souvent, sont rentrés dans l’ombre et rongent leur frein.
C’est dans l’air du temps ? Peut-être mais c’est un peu court comme analyse. D’autant que d’autres tiennent encore, sans doute parce qu’ils parlent de musiques censées attirer plus de monde et donc plus d’annonceurs – c’est le cas en rock avec le dinosaure Rock & Folk (mais où est le folk ?) et pour une ou deux revues sur le classique comme Diapason et Classica. Parcourez les, la pub est très présente, le business de la musique aussi, les secteurs respectifs sont présents et semblent manifester leur besoin de magazines. Le problème des musiques du monde est cet éclatement disparate entre des expressions multiples. Un magazine qui tente d’aborder un maximum tout en conservant certaines spécialités (les traditions de France par exemple) prend le risque d’avoir autant de mécontents que de pages dédiées à d’autres musiques que celles écoutées par ces lecteurs trop sectaires. C’est hélas ce qui arriva aussi à Trad Mag.
J’ai la triste impression que le journal a été foudroyé par un certain sectarisme du monde des musiques dites traditionnelles ou world – ces deux appellations faisant déjà deux catégories ! Trad Mag se battait pour essayer de parler de toutes les musiques du monde : un domaine très vaste dans lequel n’existe sans doute pas de public cernable. Beaucoup de publications vivent sur un public de niche, comme on dit. Les musiques dites du monde représentent une multitude de niches différentes, les habitants des unes aboyant bien souvent sur celles des autres. Nous en sommes là et Trad Mag n’est déjà plus qu’un souvenir. Merci aux élus et ministres de la culture, merci aux soi-disant passionnés de musiques traditionnelles, folk et musiques du monde. Mais n’oubliez quand même pas que pour comprendre toutes ces musiques, aborder leurs histoires et leurs évolutions, il faudrait lire un peu, se documenter, apprendre deux ou trois choses...
(Mise en ligne: décembre 2017)
1. Collection Cité de la Musique / Actes Sud « Musiques du Monde ». Il semble qu’il reste 23 titres disponibles sur le catalogue Actes Sud. De la Bretagne à Bali et Java...
www.actes-sud.fr
2. Pour un public de chercheurs et d'amateurs érudits : les Cahiers de musiques traditionnelles, devenus Cahiers d’Ethnomusicologie en 2007. Publiés par les Ateliers d’Ethnomusicologie. Genève. Un numéro par an centré sur un dossier thématique. Il s’agit de la seule revue francophone d’ethnomusicologie. 29 numéros à ce jour. https://ethnomusicologie.revues.org/
Après le dépôt de bilan de Trad Mag, quelques amis se sont contactés rapidement question de faire autre chose, autrement, pour continuer à parler des musiques du monde. Terminés le papier, les tracasseries de l’édition, la recherche intempestive d’annonceurs publicitaires et de nouveaux abonnés. Cette poignée de vieux de la vieille qui se connaissent depuis longtemps n’ont plus envie de ramer à contre courant ni de vouloir en faire trop avec trop de monde. 5 planètes va naître sur cette envie. On se simplifie les choses en créant un site sur le web et en essayant de l’alimenter régulièrement avec des éditoriaux, des billets d’humeur, des articles de réflexion, des portraits, des annonces, des chroniques, des interviews, des photos, des vidéos. Le groupe de poilus sortis des tranchées du folk et de la world music se fait plaisir en essayant de donner une photographie de cet immense bazar des musiques traditionnelles dans toutes leurs déclinaisons.
5 planètes n’est pas la suite ni un nouveau chapitre de Trad Mag, c’est une autre aventure, une nouvelle page qui s’ouvre avec simplicité et passion. Sans plus mais avec une matière énorme à transmettre et discuter.