Deben Bhattacharya,
citoyen des musiques du monde
par Etienne Bours
Deben Bhattacharya! Pendant plus de vingt ans, ce nom avait accroché mon regard sur des dizaines de pochettes de LP. Combien de fois ne me suis-je pas dit, au hasard d'une découverte ou d'une écoute nouvelle, "tiens, c'est encore Bhattacharya qui a réalisé ces enregistrements". Il m'a fait prendre, dès le début des années 70, les pistes sonores du monde. Un jour en Macédoine, le lendemain en Inde, plus tard en Yougoslavie, en Turquie, Hongrie, Roumanie, un détour par le grand Nord européen et les violons scandinaves, une plongée en Indonésie ou en Chine. J'ai appris à lui faire confiance, notre relation s'est développée sur un gage de qualité: son nom sur une pochette. Mais si les musiques qu’il désirait tant faire connaître entraient massivement dans ma vie, l'homme lui-même n'était qu'un mystère, intangible, lointain. Je n'avais que son nom pour savoir qu'il était bien plus qu'un simple label et la certitude qu'il s'agissait bien d'un être humain parcourant le monde à la recherche des musiques et des chants, les enregistrant sans relâche pour diverses marques de disques. De temps à autre, on apercevait une photo de l'homme dans un coin discret d'un livret mais l'effacement était la règle, la discrétion la conduite.
Puis, un jour je l'ai rencontré!
Puis une sorte de silence s'installa, comme un oubli ou une disparition. Les nombreux LP engrangés demeuraient comme autant de témoignages de musiques essentielles, d'époques intéressantes et de la démarche pionnière d'un homme dont le nom ne s'effaçait guère. Jusqu'au jour où le facteur m'apporta quelques CD à chroniquer, quatre d'abord, plus tard quatre autres encore et enfin deux double, présentant tous des enregistrements de Deben Bhattacharya. Au début, je me suis simplement dit qu'il était plus que temps que le support compact rende enfin justice à ce travail immense et à cet homme infatigable; mais les enregistrements (ceux de Map of India) dataient des années 50 et ne me donnaient guère de trace de l'homme en ces années 1990’s - le mystère restait intact. Il a fallu attendre deux doubles CD produits par Frémeaux & Associés en 1997 pour sentir une présence plus proche d'un homme toujours en activité et une volonté de reconnaissance de son travail par Frémeaux. Je n'avais pas envie de chroniquer ces disques simplement au milieu des autres chroniques, j'aurais voulu parler enfin de lui, en savoir plus. Patrick Frémeaux lui-même me dit alors au téléphone "mais rencontrez le donc, il habite Paris". J'aurais voulu qu'il soit à mes côtés pour enregistrer le silence interloqué qui s'en suivit! Je n'en revenais pas, Deben Bhattacharya habitait à quelques 300 kilomètres de chez moi et je n'en savais rien. Lui qui m'avait fait découvrir tant de musiques, lui que je connaissais tant sans le connaître aucunement.
Histoire d'une histoire.
Né en 1921, à Bénarès, dans une famille originaire du Bengale, Deben Bhattacharya découvre très vite la musique grâce à son père, médecin, amateur de musiques. En 1951, il est à Londres et approche la BBC avec une idée: proposer des émissions sur la musique en Inde. Il est, en effet, frappé de réaliser que malgré une présence de plus de 200 ans en Inde, les Anglais n'ont aucun programme radiophonique consacré à ce pays. Son projet est accepté et couronne ses débuts en radio et en diffusion musicale. Un an après, peut-être, sort un premier enregistreur portable, de marque Baird, il s'y essaye avec des musiciens compatriotes vivant à Londres. En 1953, c'est la rencontre avec le directeur du label Argo de chez Decca, qui lui offre un enregistreur de 35 kilos, semi-portable, solide, coffré de bois - l'appareil l'accompagnera pendant des années sur les pistes les plus lointaines. Sa vie s'organise, sur les routes, dans les villages, entre appareil photo et bandes magnétiques. Il se nourrit de musiques, il s'abreuve de chants - une dépendance s'installe et sa passion devient son métier. Enregistrer, photographier, et bientôt filmer, vont devenir son quotidien, son travail, sa joie, son plaisir, son loisir; il ne fera plus qu'un avec l'enregistreur. Homme-capteur, radio ambulante, lien entre les expressions et les publics ouverts, par-delà les frontières. "J'ai eu beaucoup de chance", dit-il, "d'abord de rencontrer des gens compétents et ouverts à la BBC, puis d'en rencontrer beaucoup d'autres tout au long de ma route". Il parle volontiers de plaisir et de chance pour évoquer sa carrière. En 1954, avec une avance financière d'EMI, il part en voiture d'Europe vers l'Inde, avec à son bord son enregistreur et la détermination d'aller à la rencontre des Gitans, de leurs périples et de leurs expressions. Londres - Bénarès, pour un Latcho Drom avant la lettre, sept mois sur les chemins les plus poussiéreux et les plus musicaux. Il fera ce trajet deux fois par des routes différentes, traquant les expressions tsiganes. Et lorsqu'un jour de détresse de 1962, il arrivera en Inde, complètement dénué de tout après s'être fait dérober du matériel en Turquie, c'est Indira Gandhi elle-même et David Attenborough qui lui viendront en aide pour qu'il puisse terminer son premier film.
De ses 76 ans tranquilles, âge qu’il avait durant notre entretien, Deben rit de ces embûches et de leurs rebondissements; on n'a aucun mal à imaginer cet homme au physique avenant, au sourire convaincant, ouvrir les portes avec son charme naturel et son contact franc et simple. Et des portes, il a dû en ouvrir! De pays en pays (une trentaine), de culture en culture, de sons en images, il a balayé le monde de sa démarche attentive, ramenant sept cent heures d'enregistrements, vingt-deux films, quinze mille photos et diapositives...Une vie de voyages avec une série de port d'attaches successifs en Europe: Londres, Paris, Vienne, la Suède, Paris encore. Le milieu des années 60 fut consacré aux pays communistes de l'Europe de l'Est. Plutôt que de s'installer sur place et devoir supporter les pressions et suspicions éventuelles que le climat de l'époque avait mises en place, il effectua ses nombreux voyages vers la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie... en revenant chaque fois à Vienne où il avait loué un petit appartement. Ces années furent consacrées à engranger quelques joyaux de sa collection, notamment en Yougoslavie, en Macédoine et en Hongrie où il s'est fait de nombreux amis et a sillonné le pays, de village en village, de surprise en surprise.
Deben Bhattacharya enregistrant en Inde - 1954
(photo : Richard Lannoy, in: Paris to Calcutta, men and music on the desert road - Sublime Frequencies. UK)
Pionnier.
Bien sûr, on enregistre depuis le début du siècle, les Américains descendaient sur le terrain avec des appareils à rouleau ou à fil, invraisemblables. Mais depuis l'existence de l'enregistreur à bande, Bhattacharya est un pionnier du genre, un des premiers à avoir parcouru de telles distances dans le seul but d'enregistrer, de témoigner en quelque sorte. Sa délicate modestie le pousse à parler plus volontiers des autres que de lui. Il cite avec plaisir, parmi les pionniers du genre, son ami Charles Duvelle, fondateur d'Ocora et spécialiste de l'Afrique (où Bhattacharya n'enregistra pas sinon en Mauritanie et au Maroc), et Gilbert Rouget, autre grand nom de l'ethnomusicologie française et de l'enregistrement ou du film de terrain. Puis il vient à parler d'Alan Lomax qui fut son grand ami, il y a longtemps, et qu'il a perdu de vue. Très clairvoyant sur l'histoire de l'enregistrement de terrain, il me confie soudain que le vrai pionnier, c'est le père de Lomax, John A. Lomax, ce qui est incontestable. Mais là où Deben Bhattacharya a joué ce rôle parmi les premiers de cordées, c'est surtout dans sa démarche elle-même et dans le fait qu'il y consacra sa vie entière, sans relâche. "Je n'ai aucun background académique", insiste-t-il, "ce qui m'intéresse, c'est le "humanity side", le côté profondément humain des musiques" (D.Bhattacharya s'exprime en anglais). A la différence de la plupart des autres, il n'est ni musicologue, ni ethnomusicologue, ni professeur d'université, ni chercheur attitré. Passionné sur les routes des passions, il va, enregistreur en bandoulière, à la rencontre des gens et de leur compagnie qu'il apprécie par-dessus tout. "Ce que j'ai toujours aimé, c'est de me retrouver dans un village, pour une fête, un mariage, un rassemblement, y prendre part et me sentir des leurs finalement. C'est et ça a toujours été mon grand plaisir: comprendre les peuples rencontrés, ce qu'ils font, ce qu'ils sont, à travers leurs expressions musicales".
Plus de cent trente LP.
Des sept cent heures enregistrées, bobines métalliques rangées par ordre chronologique sur l'un des murs de son petit bureau (1951 au-dessus à gauche, 1996 en dessous à droite), seuls quelques 20% ont vu le jour sous forme d'enregistrements commerciaux. Entre 130 et 150 LP balisent cette œuvre gigantesque. Deben Bhattacharya promet de s'atteler à une tâche qui me semble importante: dresser la liste exhaustive de ces disques et de leurs labels d'origine. La série la plus prestigieuse et la plus importante est certes celle qu'il créa pour Argo sous le titre "The living tradition". Une photo en couverture, un texte succinct et les détails des plages en verso, le tout de la plume et des appareils de Deben. C'était sa collection et elle demeure incontournable, qu'elle nous emmène au Bengale ou en Macédoine (une quarantaine de titres en tout). Argo devait hélas disparaître un jour, laissant le collecteur se consacrer essentiellement à ses films pendant une bonne dizaine d'années, jusqu'à ce que le compact daigne enfin recevoir ses enregistrements. Philips en Hollande lui ouvrit également ses portes pour une collaboration fructueuse, de plus de vingt-cinq disques, basée sur une amitié entre le producteur et lui-même. Boite à Musique (BAM) et le Club Français du Disque (Musidisc) consacrèrent son nom en France avec un total de quelques vingt-cinq disques que vinrent encore renforcer d'autres productions chez Ocora. En Suède, c'est Caprice qui lui ouvrit ses portes, avec une qualité de production et d'édition irréprochable: livrets imposants, photos, travail en profondeur - au total une petite dizaine de LP. Ajoutez encore Columbia, HMV, Supraphone, et enfin Westminster et Angel aux USA. Sur ce dernier label, quelques perles rares virent le jour de l'autre côté de l'Atlantique uniquement, hélas, notamment huit faces consacrées aux musiques juives de huit pays différents, avec cartes, photos, etc. De quoi faire pâlir un collectionneur, mais surtout un amateur! Comme une abeille, cet homme a butiné à travers les champs du monde et a essaimé, avec la même délicatesse et discrétion, aux quatre coins du monde. Aussi difficile à suivre dans ses périples de collectes que dans ceux de ses éditions. Une masse considérable de travail éparpillée, divisée, impossible à rassembler aujourd'hui. Qui, sinon lui, possède l'intégralité de cette collection LP?
Ajoutez à cela ses vingt-deux films sur les musiques d'Inde, Chine, Bali, Turquie, Tibet, Sri lanka, Taiwan, Thailande, Népal et Hongrie, tous édités en vidéo par Microworld House à Londres et disponibles en anglais uniquement, ainsi qu'une série impressionnante de cassettes audio, dont certaines avec livrets et diapositives, éditées par la même maison anglaise. Qu’est devenue cette collection aujourd’hui ? Pas de traces en DVD... Je me souviens avoir acheté l’intégralité de cette série de film en VHS pour la Médiathèque en Belgique (aujourd’hui appelée Point Culture) – il semble que ces vidéos y soient toujours.
Frémeaux & Associés à la rescousse.
Faut-il regretter les LP épuisés qui ne reverront guère le jour ou faut-il regretter l'absence évidente d'une collection digne de ce nom qui s'ouvrirait sans limites à l'œuvre et à la personnalité de Deben Bhattacharya; et que celui-ci reste libre de piocher dans ses trésors, inédits ou non, pour alimenter les thématiques de son choix? Frémeaux & Associés avait donc lancé une collection de double CD baptisée "The Deben Bhattacharya Collection": un feu vert qui autorisait à l'auteur un livret épais où textes et photos (de 20 à 25) se succèdent en une cinquantaine de pages. "J'avais l'habitude qu'on me dise: 'non, Deben, c'est trop, ce sera trop cher'; mais avec Frémeaux, c'est le contraire, l'attitude est courageuse". Le label lui aura consacré en tout neuf double CD. On espérait bien plus.
Le reste est bien difficile à cerner. Arc Music lui consacre également plus de vingt CD, certains accompagnés de DVD. Le label Sublime Frequencies a sorti, récemment, un livre intitulé Paris to Calcutta, men and music on the desert road. Cet ouvrage accompagné de quatre CD raconte le voyage de Deben entre Paris et Calcutta en 1955.
Les quatre CD que Map of India lui avaient consacrés coûtaient trop cher à l'éditeur et cette série ne se vendra plus qu'en Inde et probablement déjà plus aujourd’hui. On vit bien quelques autres collections éphémères, à l’époque où produire des musiques du monde était « tendance » (années 90). Mais il n’en reste rien.
Deben est décédé en 2001, laissant derrière lui une montagne de trésors. Sa famille confia l’ensemble à la Bibliothèque Nationale de France. Qu’en adviendra-t-il ? On ne peut s’empêcher de penser à Alan Lomax dont les archives sont accessibles à tout le monde sur le net et avec une précision et un classement hallucinants de facilité et d’intérêt. Malheureusement, nous n’en sommes pas là avec l’œuvre de Deben Bhattacharya.
En 1997, il me disait : "donnez-moi dix ans encore", la tête pleine de projet. Il n’a même pas pu profiter de la moitié de ces années espérées. Et la « mode » est passée, la plupart des labels français, anglais et autres qui promettaient monts et merveilles à partir de son travail ont arrêté de produire ses archives. Dommage. Que ceux qui ont encore chez eux ses anciens disques Argo les conservent attentivement !
(Mise en ligne: juin 2020)
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Détail d'une vièle à archet kamayacha (Rajasthan, Inde du Nord).