Peter Van Rompaey
  
" On ne peut pas être ouvert aux cultures du monde et ignorer celle de son voisin " 

 







Au cœur de la capitale belge, à le croisée des cultures flamandes et francophones et dans le quartier africain de Bruxelles – Matongé –, l'association Muziekpublique promeut et valorise depuis 2005, à contre courant des modes et des préjugés, les musiques traditionnelles du monde. Son projet musical est à la fois social et artistique et, dans le contexte communautaire, politique.
Organisatrice de concerts et de festivals, Muziekpublique c'est aussi une "Académie" atypique – "pas très classique"  et un vaste programme de plus de cinquante cours de musiques et de danses traditionnelles du monde! En y enseignant l'oud ou l'acordéon, le doudouk ou la flûte irlandaise, les musiciens des différentes communautés présentes à Bruxelles et en Belgique, partagent leur talent et transmettent leur culture.
Enfin, Muziekpublique, c'est aussi un label indépendant qui met en valeur des musiciens locaux tantôt issus de l'immigration récente, tantôt établis ici depuis longtemps.
Par sa programmation rigoureuse entièrement dédiée aux musiques acoustiques populaires, privilégiant la qualité des artistes plutôt que leur renommée, et par son développement cohérent, l'association s'est imposée en Belgique comme un acteur incontournable dans le secteur des musiques traditionnelles du monde.
Rencontre avec Peter Van Rompaey, son fondateur et directeur.


Colophon - Muziekpublique présente dans sa programmation des musiciens des différentes communautés présentes à Bruxelles, mais aussi en Wallonie et en Flandre. Par rapport au débat très sensible sur l'immigration, c'est une prise de position politique très claire!

Peter Van Rompaey - On aurait pu programmer des artistes renommés, des célébrités comme cela se faisait un peu partout quand on a créé Muziekpublique. Mais pour nous, c'était plus important de présenter des artistes qui vivent ici, près de chez nous, en Belgique. Il y a peut-être dans votre quartier, dans votre ville, un artiste de même niveau que ces célébrités reconnues – parfois même d'un meilleur niveau – qui n'arrive pas à s'exprimer pour différentes raisons. Cet artiste est emblématique et constitue un exemple pour sa communauté et pour nous tous. Il a une histoire à raconter, une expérience à partager.

Colophon - Dans le contexte linguistique belge et bruxellois en particulier, par son choix orthographique – Muziekpublique transgresse un tabou. Les cultures flamande et francophone sont généralement plutôt cloisonnées en Belgique. Est-ce une provocation ou un vœux pieux? 

Peter Van Rompaey - Ce n'est pas une provocation ! L'idée a toujours été de promouvoir les musiques traditionnelles du monde entier. On ne peut pas être ouverts aux cultures du monde et ignorer celle de son voisin. Il n'y a pas si longtemps de cela, au nom de la tolérance, une responsable politique bruxelloise s'enthousiasmait pour ces musiques du monde et qualifiait en même temps de "sales flamands" je ne sais plus qui... C'était une autre époque. Il était logique à Bruxelles de créer une structure bilingue. Mais publique signifie aussi populaire. Nous voulions créer des liens entre le public et les musiciens. Le vivre ensemble. C'est pourquoi dès le début nous avons mis en place une académie de musique et de danse.

Cours collectif à l'Académie MuziekpubliqueCours collectif à l'Académie Muziekpublique 

Colophon - Muziekpublique est très attachée à son ancrage social. L'Académie bien sûr, le Living Room Music Festival, le Hide and Seek Festival et ses partenaires... Tous ces projets s'articulent autour de la musique populaire, d'ici et d'ailleurs. Un créneau bien spécifique et en quelque sorte l'identité, la marque de fabrique, de l'association. 
  

Peter Van Rompaey - Les musiques populaires ne remplissent pas les grandes salles, comme Forest National 1. Nous le savons. Le côté humain et la proximité sont plus importants. On organise parfois des concerts acoustiques où le public et les musiciens sont ensemble sur la scène pour favoriser cette proximité et recréer – partiellement – les conditions dans lesquelles se jouent habituellement ces musiques traditionnelles. Ce sont des musiques de tous les jours, des musiques qui accompagnent la vie quotidienne et elles ne sont pas nécessairement festives. C'est une réalité que les musiques traditionnelles ne sont pas bien considérées pour l'instant. Il suffit de comparer dans la presse la place réservée au jazz, au classique ou à la pop. La musique traditionnelle est l'enfant pauvre de la musique. Elle n'est pas vraiment reconnue comme une expression artistique, en tout cas pas au même niveau que les autres genres musicaux, et elle n'a d'ailleurs pas le même statut. Nous œuvrons pour changer cela!
Prenons, par exemple, des musiciens de très haut niveau qui jouent avec des célébrités comme des grands noms de la musique ancienne ou classique. Lorsque ces mêmes musiciens jouent leurs musiques traditionnelles, pourtant avec autant de virtuosité sinon plus, ils sont tout à coup pris beaucoup moins au sérieux par tout le monde ! On ne s'explique pas cette différence de reconnaissance. Apparemment, pour les pouvoirs subsidiants, mais aussi pour l'opinion publique, ces musiques présentent moins d'intérêt. Je ne m'explique pas cela. D'où notre difficulté de constituer ou de maintenir des orchestres importants, d'accéder à de plus grandes salles, etc.
 

Colophon - Muziekpublique, au cours de ces dernières années, a pourtant fidélisé un large public, mobilisé quantité de bénévoles et s'est même constitué une base de "militants" en quelques sorte. Malgré tous ces efforts et un succès incontestable, remplir une salle à chaque représentation reste un pari assez risqué?
  

Peter Van Rompaey - Je dis souvent, c'est une boutade bien sûr, la meilleure musique rencontre le moins de public! En fait, ce n'est jamais gagné. C'est un travail continu. Il faut convaincre. Trouver de nouveaux publics en permanence. Et nos nombreux bénévoles sont les premiers ambassadeurs du projet Muziekpublique.
  

Colophon - ...Pourtant l'effet de mode des musiques du monde s'est dissipé. De nombreux professionnels ont surfé sur cette vague. Aujourd'hui, la programmation de grands festivals comme Couleur Café a fondamentalement changé. Le Womex, ce ''salon'' des musiques du monde, réservé aux professionnels, a également changé d'orientation. Actuellement ce sont les musiques fusion, la variété du monde, les musiques métisses et non plus les musiques traditionnelles qui intéressent ces acteurs culturels...
  

Peter Van Rompaey - C'est un avantage... et un désavantage que les musiques du monde soient moins à la mode maintenant. Les modes apparaissent ... et puis disparaissent. Il y a eu la musique cubaine avec Buena Vista Social Club, le Nu-jazz, l'Afrobeat, la Cumbia, etc. La liste est longue. Nous préférons travailler sur la durée. Ceci dit, il y a de nouvelles musiques très intéressantes, qui naissent de la fusion par exemple. C'est très compliqué, surtout pour les musiques traditionnelles. L'évolution des musiques traditionnelles était jusqu'alors très lente, tout en douceur. Un musicien modifiait un petit peu le répertoire, un autre ajoutait un instrument... Tout cela se faisait très lentement, sur plusieurs générations. Dans notre société, il y a un véritable danger pour les musiques traditionnelles à cause précisément d'une accélération de la transmission due principalement aux nouveaux moyens de diffusion par l'internet. Tout va très vite! On peut tout trouver et tout mélanger tout de suite. Mais une bonne fusion, pourquoi pas ? demandera beaucoup de travail et beaucoup de temps. C'est très particulier à notre époque. De notre côté, à Muziekpublique, nous préférons la musique traditionnelle et acoustique,... même si tout n'est pas toujours totalement traditionnel! 

Refugees for RefugeesLe groupe Refugees for Refugees, quelque part sur la côte belge.
  

Colophon - Muziekpublique a lancé un très beau projet Refugees for refugees. Un projet «politiquement correct»?
  

Peter Van Rompaey - On ne peut pas cantonner les réfugiés aux seules tâches de nettoyage ! Ou ne voir en eux qu'une source de problèmes. Parmi les réfugiés, on compte de nombreux musiciens, certains très talentueux. Dans notre domaine, la musique, nous voulions valoriser ces talents et partager ce qu'ils ont à nous donner. Nous en avons rencontré parmi les nouveaux arrivants, mais également parmi les communautés établies chez nous depuis longtemps. Nous avons ainsi pu constituer un ensemble, Refugees for Refugees. Très rapidement, cela a suscité une forte demande de la part des organisateurs de concerts, alors qu'il n'existait pas réellement de groupe, seulement un CD, intitulé "Amerli". Il a donc fallu créer plus formellement un vrai groupe. Une dizaine de musiciens, originaires de Syrie, du Tibet, du Pakistan, d’Irak, d’Afghanistan et de Belgique forment aujourd'hui Refugees for Refugees. Un second CD de Refugees for Refugees vient de sortir: Amina. C'est le fruit cette fois d'un véritable travail de groupe, de collaborations et de rencontres d'exception. Si le premier album était celui de la résistance, celui-ci est sans aucun doute celui de la résilience. C'est un magnifique exemple du vivre ensemble, en Belgique ou ailleurs.
Le label Muziekpublique est aussi un projet éditorial qui va bien au-delà des albums. Depuis les premiers CD, nous avons intégré plusieurs musiciens dans nos cours de musique. Par exemple, Tammam Alramadan, le joueur de ney de Refugees for Refugees, a actuellement plus d'élèves ici à Bruxelles qu'il n'y en avait dans tous les cours d'Alep réunis. Je pourrais aussi citer Souhad Najem, un des plus grands maîtres de qanûn et le travail formidable qu'il réalise avec de jeunes enfants à Molenbeek. Mais aussi Emanuela Lodato qui enseigne aux enfants et aux adultes les percussions d'Italie du Sud ou encore Osman Martins qui transmet dans ses cours collectifs l'art du cavaquinho.
  

Colophon - L'association s'articule aujourd'hui autour de trois axes et trois métiers très différents: l'organisation de concerts et de festivals, l'enseignement et les cours de l'Académie et, plus récemment, la production de CD. A quand une radio Muziekpublique? 
  

Peter Van Rompaey - L’idée "Be your own media" nous tourne dans la tête ! Pour Muziekpublique tout cela est très lié. L'idée maîtresse est de promouvoir des musiques et des musiciens. Pour cela nous avons besoin d'outils appropriés. Prenons l'exemple de l'Académie. La personne qui suit un cours d'oud aura forcément une autre approche de la musique arabe et une connaissance plus approfondie de celle-ci. Les cours ont pour but d'initier le public aux musiques traditionnelles. Mais ils permettent aussi la transmission de la pratique musicale et contribuent ainsi à une certaine pérennité de ces cultures, ce qui est très important dans le contexte actuel. Il y a dix-sept ans, au début de notre projet, il n'y avait pratiquement pas de lieu où l'on pouvait suivre des cours, même d'accordéon ou de cornemuse. Alors du saz, de l'oud... Imaginez! L'Académie, c'est aussi une façon de donner du travail aux musiciens que nous produisons sur scène. Ils ont besoin de notre soutien.
Un problème vient du fait qu'il y a peu d'intérêt de la part des médias pour les musiques traditionnelles. Il reste heureusement quelques émissions radiophoniques comme Le Monde est un Village de la RTBF et radio Klara de la VRT2  qui diffusent encore des musiques traditionnelles. Nous envisageons à Muziekpublique la création d'une radio ou d'un autre média, en complémentarité de ce que nous faisons et de ce qui existe déjà dans les médias traditionnels.     

Colophon - ...Comme créer votre propre label Muziekpublique ? Est-ce pour préserver ces musiques ou, plus prosaïquement, aussi pour vendre des CD à la sortie des concerts?
  

Peter Van Rompaey - Au départ l'idée était de réaliser une compilation avec des musiciens vivant ici à l'occasion de notre cinquième anniversaire, en 2007. Il n'y avait pas de projet de marketing, ni de business plan ou d'autres intentions commerciales ! On a donc enregistré un premier morceau avec le musicien sénégalais Malick Pathé Sow. Puis un second et ainsi de suite. Nous avons tout simplement continué à enregistrer et l'album est né ainsi. Ce CD permettait aussi d'aider l'artiste dans sa carrière. A cette époque, Malick Pathé Sow se produisait également sur d'autres scènes avec une musique plus commerciale. Ce CD l'a stimulé à revenir à la musique acoustique et traditionnelle peuhl jouée au hoddu et à la kora. Et le résultat est magnifique formidable.
Nous avons recherché un label qui aurait pu accueillir de temps en temps un CD produit par Muziekpublique. Une sorte de sous-label. Mais, finalement, si nous voulions rester fidèles à l'esprit et au feeling de Muziekpublique il était évident que nous devions produire nos CD nous-mêmes et sous notre propre label. Il nous a fallu apprendre le métier, et bien sûr... on a commis des erreurs!
Il n'est pas toujours nécessaire de produire des albums et on peut encore organiser des concerts sans qu'il y ait un CD à proposer. Malheureusement, le système demande que l'on produise des albums ! Nous programmons des musiciens de haut niveau, mais ceux-ci ne sont généralement pas connus ni appréciés à leur juste valeur. Pour présenter ces musiciens à d'autres organisateurs de concerts, les enregistrements live, même s'ils sont de très bonne qualité, ne sont apparemment pas assez convaincants ! Par ailleurs, je suis d'avis qu'aujourd'hui on produit beaucoup trop de CD... Et ce n'est pas bon pour l'environnement.   
  

Propos recueillis par Eddy Pennewaert
 Février 2019 © Colophon

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(1) Forest National est une salle de concert mythique située à Forest, en Région bruxelloise. Avec ses quelque 8400 places c'est la troisième plus grande salle du pays, après le Palias 12 du Heysel (15.000 places) et le stade Roi Baudouin (50.000 places) également en Région bruxelloise. 
 
(2) RTBF : Radio-Télévision belge de la Communauté française est une radio de service public tout comme sa consoeur néerlandophone la VRT, Vlaamse Radio en Televisieomroeporganisatie.
Le Monde est un village
est une émisssion radiophonique quotidienne présentée par Didier Mélon sur la 1ère de la RTBF (du lundi au vendredi, de 20h à 21h). 
Radio Klara, bien que surtout consacrée à la musique classique et au jazz, programme régulièrement des musiques traditionnelles et des émissions thématiques sur les musiques du monde.

moliere cimbalon fabienne pennewaert

Crédit photo: © Hanes Deflo, Fabienne Pennewaert,  Dieter Telemans, Jules Toulet   /  Muziekpublique 2019