Ardavan Jafarian 
  
"La musique dépasse les croyances et les frontières. "

 

 

 


 


 

Qu'elle soit savante, traditionnelle, persanne ou iranienne, classique ou populaire, folklorique ou « ethnique », la musique en Iran occupe une place prépondérante dans la vie culturelle de chaque Iranien, de chaque Iranienne. D'une immense richesse et variété, ces musiques ont traversé les siècles avec une continuité que les multiples bouleversements politiques, depuis la Perse antique jusqu'à nos jours, n'ont jamais entamée. Ou si peu. Car, contrairement aux idées reçues – même s'il est vrai qu'Islam et musique ne font pas toujours bon ménage – l'héritage musical iranien a été préservé et présente une étonnante vitalité... et résistance. Composé d'une population très diversifiée – plus de 80 groupes ethniques différents – l'Iran dispose d'un patrimoine musical à son image lequel, qu'il soit perse, kurde, azéri ou d'une des nombreuses minorités, constitue son identité musicale. Consciente de son importance, la révolution islamique (1979) a même encouragé la renaissance de la musique classique perse, mais elle a aussi banni les musiques dites « modernes » - pop, rock, rap... – et interdit aux femmes de chanter en solo en public... Dans ce contexte politique particulier, des acteurs culturels dynamiques se fraient un chemin et perdurent l'aventure de la création.
Pardis Records présente dans son catalogue des artistes dont les compositions « tradi-contemporaines » ou de type « fusion » s'incrivent dans la continuité de cette tradition musicale iranienne.
Rencontre avec le fondateur, éditeur et producteur du label, Ardavan Jafarian.


Colophon - L'actualité géopolitique de l'Iran occulte souvent en Occident la création artistique iranienne, ...sauf lorsque celle-ci est critique ou s'oppose au régime...

Ardavan Jafarian - Ce n'est pas le cas seulement pour l'Iran, mais aussi pour de nombreux autres pays. Quand l’idéologie religieuse est dominante, les États et les gouvernements sont influencés par cette idéologie. C'est ce qui a provoqué la destruction des Bouddhas de Bamyan en Afghanistan. C'est pareil lorsqu'un système de pensée considère la présence de chanteuses sur scène comme un tabou. C'est également vrai pour l'Iran, mais la différence réside dans une opposition historique. Ce pays, qui accueillait les arts de son époque et organisait de nombreux grands événements artistiques et musicaux a été contraint, il y a 40 ans, de supprimer ou de restreindre par pans entiers certaines de ses activités artistiques, comme dans la musique ou la sculpture. Mais, cette orientation gouvernementale n’étant majoritairement pas acceptée par la société, ces activités se sont poursuivies sous la forme d'un courant parallèle qui pourrait être qualifié «d'art de la résistance»1. Cela s'observe dans la musique iranienne aujourd'hui. Tout en s'efforçant de promouvoir et d'améliorer la culture musicale iranienne, les artistes ont contourné les interdictions prédominantes et créé un nouveau courant dans la musique iranienne. D'autres formes d'art, comme la danse et la poésie, ont également été influencées par ce mouvement.

Colophon - ... Les tensions politiques entre l'Occident et l'Iran et les sanctions économiques impactent-elles directement la création musicale iranienne ? 

Ardavan Jafarian - La réponse est évidente. Le conflit entre l’Iran et l’Occident a sérieusement affecté l’industrie musicale iranienne. En raison des sanctions imposées à l'Iran - à tous les niveaux - au cours des 40 dernières années, son industrie de la musique a beaucoup changé. Les effets se ressentent principalement dans ses moyens de distribution. Les plateformes en ligne sont majoritairement détenues par des sociétés américaines...
En raison des sanctions imposées par les Etats-Unis aux organismes financiers et sur les systèmes de paiement par cartes de crédit, comme la Master Card et la Visa, les artistes et producteurs de musique iraniens n'ont pas accès à ces plateformes. Cela implique un désinvestissement dans la distribution mondiale, trop limitée, et aucune justification financière raisonnable pour produire des œuvres musicales pour le marché international... A terme, le monde pourrait même ne plus avoir aucune connaissance de la musique classique iranienne. Deux conséquences à cette situation, importantes et destructrices : d'une part, le désespoir des artistes et la perte de nombreux talents; d'autre part, l'absence d'investissements dans l'industrie musicale, car celle-ci est déconnectée du flux mondial.
Au cours des dernières années, de nombreux genres et sous-genres sont apparus dans l'industrie musicale mondiale, dont de nombreux pays arabes et africains ont pu tirer profit. Notre industrie musicale n'étant pas connectée au monde et personne, en Iran, ne pouvant investir à l'échelle mondiale, elle accuse aujourd'hui un retard conséquent.

Colophon - Sur le plan local, comment se positionne la musique traditionnelle iranienne, « revisitée » ou non?  

Ardavan Jafarian - La musique traditionnelle iranienne occupe une position particulière par rapport à d'autres formes d'expression comme le rap, le rock, etc. qui souffrent de certaines interdictions. Sa situation est meilleure. Néanmoins, en général, en raison de l'influence des gouverneurs et des chefs religieux, les musiques traditionnelles n'ont jamais été soutenues par le gouvernement ni par l'État. C'est le secteur privé qui l'a sauvée jusqu'à présent.

Colophon - Indépendamment du contexte politique, le caractère très « persan » de votre catalogue ne traduit-il pas une certaine forme de résistance... à la culture globalisée? 

Ardavan Jafarian  - Je crois que la culture ne se définit pas en termes d'opposition mais en termes d'échanges. Dans bon nombre de nos albums publiés, du Tibet à l'Afghanistan, de l'Iran à l'Autriche, nous avons tenté d'échanger du contenu. La musique de chaque région est considérée comme son indicateur culturel, selon des définitions temporelles et... subjectives ! Autrement dit, la musique ne connaît pas de frontières. La musique dépasse les croyances et les frontières. C'est un phénomène qui est perçu directement, sans aucun besoin d'éducation ou de connaissances académiques; c'est la différence entre la langue et la musique. Selon ce point de vue, il n'y a pas de « résistance » face à d'autres cultures. L'important c'est la perception humaine de l'identité subjective d'autres régions géographiques. Enfin, la fonction de l'art est de relier ces micro-cultures et de créer un équilibre entre celles-ci, sans aucune mégalomanie culturelle.  

Colophon - Les choix éditoriaux de Pardis Records sont néanmoins soumis au contexte socio-politique ...

Ardavan Jafarian  - La ligne éditoriale de Pardis Records n'est pas élaborée selon un contexte politique. Elle serait affectée par des sanctions internationales et des pressions politiques internes. Nos publications reposent sur un principe : faire converger différentes cultures. Par exemple en soutenant un groupe de musiciens à se produire et à participer à des festivals européens ou en publiant une co-performance de musique iranienne et de musique occidentale. Un autre travail consisterait à présenter au public iranien des œuvres de compositeurs occidentaux, inspirées de la musique de leurs pays avec des influences de musique iranienne. Tout est basé sur l'échange d'expériences auditives, et non à vouloir prouver la supériorité culturelle d'une région sur une autre. 

Colophon - Cette « modernisation » de l'héritage culturel comment est-elle compatible dans une société régie par des valeurs religieuses conservatrices ?

Ardavan Jafarian - Ces approches sont compatibles avec n'importe quelle religion ou gouvernance. C'est un travail qu'il faut mener pour faire connaître et comprendre ces œuvres par d'autres sociétés et d'autres cultures. En produisant toutes ces œuvres, nous avons essayé de leur apporter une autre dimension, tout en préservant la tradition, sans modifier le contenu. Cette approche a conduit à une meilleure compréhension mutuelle, de même qu'elle a facilité l'accès de ces œuvres aux publics d'autres cultures. Quant aux « lignes rouges » religieuses en Iran, comme l'interdiction pour les femmes de chanter et de danser en solo, elles sont là depuis des années et présentent peu d'opportunités de changement. De plus, la désobéissance est considérée comme un crime, et définie comme telle dans les codes juridiques actuels. Autrement dit : c'est une violation de la loi.
Les publications de Pardis reflètent au mieux les talents de nos artistes et leurs efforts; mais cette « philosophie » ne nous autorise pas à sortir de la légalité
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Colophon - La forte aspiration d'ouverture à la culture occidentale d'une partie de la jeunesse iranienne n'est-ce pas une forme de rejet de l'héritage identitaire?

Ardavan Jafarian - Concernant la culture, je souhaite préciser que pour avoir accès à une culture... il n'est pas nécessaire de nier d'autres cultures!
La diversité culturelle est enracinée dans un principe fondamental, atteindre une sublimité mentale. Mais ce que vous évoquez ici, ce sont les lois religieuses qui affectent tout, y compris la culture et l'art. Les jeunes iraniens et jeunes iraniennes, tout comme d'autres jeunes de leur âge dans le monde entier, sont très désireux de connaître d'autres cultures et aiment naturellement présenter leur propre culture aux autres.
Le problème ici vient des lois et des codes iraniens actuels, lesquels empêchent la présentation d'une partie de nos talents. Pour échapper à la répression, la jeunesse se tourne alors vers d'autres cultures qui lui offrent les opportunités dont elle est privée. Par conséquent, ce qui est vraiment nié ici, en réalité ce sont les politiques latentes derrière les arts et la culture. 

Colophon - Pardis Records se partage entre le Canada (Toronto) et l'Iran (Téhéran). Cette ouverture vise-t-elle uniquement l'importante diaspora iranienne vivant au Canada ?

Ardavan Jafarian - L'Iran n'est pas membre de la convention de Berne sur le droit d'auteur. Le principal objectif en créant une société Pardis au Canada était d'éviter les problèmes de droits liés aux publications que rencontre l'industrie musicale en Iran. De plus, les œuvres musicales iraniennes qui ne peuvent pas être publiées en Iran, selon les lois en vigueur dans le pays, sont par contre acceptées au Canada... Et la présence de millions de résidents iraniens vivant au Canada justifie également ce choix. 

Colophon - A propos des droits d'auteur. Dans ses missions, Pardis Records propose aux artistes la gestion de ceux-ci. Compliqué, non? 

Ardavan Jafarian - Le droit d'auteur sur les œuvres d'art est un droit fondamental pour tout artiste. Ce droit est actuellement violé en Iran en raison des relations politiques avec d'autres pays. Plusieurs sociétés, en Iran et à l'étranger, comme Pardis Records depuis 2004, en collaboration avec d'autres organisations internationales soutenant les droits des artistes, tentent de restituer aux artistes iraniens, grâce aux législations d'autres pays, une partie de leurs droits. Cela concerne déjà plus de 40.000 morceaux de musique ! Ces résultats encouragent les artistes iraniens et leurs donnent l'espoir que leurs créations seront vues et entendues sur d'autres marchés dans le monde et qu'ils pourront défendre leurs droits éventuels en cas de violation de ceux-ci. 

Colophon - En tant qu'élu au Conseil d'administration du Conseil international de la Musique (CIM) et y représentant l'Iran et son secteur musical, qu'attendez-vous de cette organisation internationale? 

Ardavan Jafarian - Le Conseil international de la Musique2 est une organisation non gouvernementale avec une histoire de soixante-dix ans. Son bureau est situé à l'UNESCO, à Paris. Il coopère avec tous les Conseils de la musique des différents continents et compte plus de 170 membres. L'organisation poursuit plusieurs objectifs dont cinq principaux : la liberté d'expression musicale, l'éducation, la création et l'information musicales, le développement des talents au moyen d'équipements appropriés et l'obtention pour les artistes d'une juste reconnaissance de leur travail et une rémunération équitable pour celui-ci.
Tous les membres du Conseil d'administration s'efforcent à la mise en œuvre et la relégalisation des objectifs du CIM en collaboration avec différents pays. En outre, le CIM mène d'autres activités telles que la recherche, la formation, la performance musicale, les festivals, les expositions, les conférences... En tant que membre du Conseil d'administration, j'essaie d'utiliser mes contacts en faveur des artistes iraniens de sorte que leurs droits soient exercés, autant que possible, et d'établir une meilleure relation entre l'industrie mondiale de la musique et des pays tels que l'Iran.
Les organisations artistiques internationales sont fondamentalement perçues comme des médiateurs entre les gouvernements, les institutions privées et publiques et les artistes. Elles ont une meilleure capacité de négociation et de résultats auprès des gouvernements. Les objectifs personnels ne sont pas pris en compte dans ces organisations. Le but est collectif et les résultats sont des réussites collectives.

Colophon - Pourquoi « Pardis » Records? 

Ardavan Jafarian - ... mais parce que Pardis signifie «paradis»! C'est un mot courant dans de nombreuses langues et cultures, avec presque la même prononciation. C'était la principale raison de ce choix. 

Propos recueillis par Eddy Pennewaert
(traduit de l'anglais)
Juin 2020 © Colophon

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1. ndlr. traduit de l'anglais : "Resistance Art". 
2. International Music Council - IMC.

 Crédit photo & vidéo: ©  Pardis Records 2020

Khonyagaran mehr BdPBannière utilisée pour cette page (détail):
l'orchestre féminin Khonyagaran Mehr 
en concert en 2017 avec le chanteur Mohammad Motamedi au Vahdat Hall à Téhéran. 
(cliquez sur l'image pour l'agrandir) 
Sur les douze musiciennes que compte l'orcherstre sont représentées ici, de gauche à droite,
Niusha Barimani (kamânche), Sheyda Ghazi (nay), Shima Shahmohammadi (gheychak), Nazanin Rousta (gheychak alto), Seda Sodeyfi (qanûn) et Negin Zadehvakili (gheychak basse). 
Plusieurs extraits vidéo de ce concert sont en ligne sur le site de Pardis Records ( http://pardisrecords.com/media/ ) et sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=N56SYUWcAgM )