MINK'A (le livret)
Chants de la terre et de la jeunesse
Chinchero est une bourgade tranquille de quelque 3.000 habitants, située à une trentaine de kilomètres au nord de Cuzco. L’activité humaine y est essentiellement agricole, mais l’altitude, la pauvreté des sols et la rudesse du climat ne permettent guère d’autres cultures que celles de la pomme de terre, de la quinoa - une céréale andine -, de quelques tubercules locaux très résistants comme la lisas et la maswa et, parfois, du maïs. Toute l’organisation sociale des Indiens quechua qui peuplent cette partie de la cordillère des Andes est conditionnée par la forte relation qui lie ces populations d’agriculteurs à la terre.
Lors de la réforme agraire (1968 -1975), les terres des grands propriétaires avaient été réparties entre la population et les « communautés ». Cette répartition fut une réussite, mais l’exploitation morcelée et individualisée de la terre qu’elle engendra s’est révélée un échec, conduisant paradoxalement à la perte d’indépendance des dites communautés. Le démantèlement des organisations sociales et les privatisations des années quatre-vingt, mais également l’ultraindividualisme néolibéral ainsi que l’interventionnisme des sectes évangélistes nord-américaines, contribuèrent à la déstructuration de l’esprit et du travail communautaires en général.
La population de Chinchero se répartit aujourd’hui en treize « communautés ». Ces communautés, selon un système relationnel complexe, gèrent l’ensemble des terres du village qui appartient à la collectivité. Elles renouent ainsi avec un usage ancestral d’occupation et d’exploitation collectives de la terre dont l’origine est antérieure à la colonisation espagnole. Les communautés mettent également à la disposition de chaque famille pour son usage personnel un lopin de terre (topo) d’environ un dixième d’hectare. Bien qu’assez répandu un peu partout dans la région de Cuzco, ce système d’exploitation collectif de la terre résiste assez mal à la forte poussée démographique qui, par la multiplication des topos, provoque un inévitable morcellement des terres collectives, un appauvrissement systématique des communautés et, à terme, un inéluctable exode rural.
L’origine du travail communautaire et sa structuration remontent au temps de l’empire inca. La conception de l’Etat, selon les Incas, nécessitait un ensemble de devoirs et de tâches collectives rigoureusement codifiés et coordonnés, comme cette obligation pour les communautés de réaliser certains travaux pour l’Etat central (ayni). Les Quechua perpétuent aujourd’hui encore certaines de ces pratiques collectivistes, comme l’entraide mutuelle entre les familles (mink’a) - par exemple lors de la construction d’une maison - et la réalisation de travaux collectifs au profit de la communauté (faena) tels que les travaux des champs, l’entretien des chemins, la construction de bâtiments municipaux, … Dans ces régions reculées et défavorisées, ces expressions de la solidarité rurale résistent encore assez bien aux chimères de l’individualisme citadin, trop souvent assimilé au progrès.
D’autre part, le grand mouvement indigéniste amorcé dans l’ensemble des communautés andines suscite également la réhabilitation de certaines traditions. Ainsi, la musique traditionnelle est remise à l’honneur un peu partout dans les Andes par de très jeunes musiciens (1) dont la motivation est souvent plus d’ordre « politique » et identitaire que strictement traditionnelle.
La musique pour les Quechua était d’abord un moyen de mettre en communication le monde spirituel avec le monde inférieur, en particulier à dates fixes, lors des semailles et des récoltes. A chaque cycle agraire correspondait une instrumentation propre, un répertoire particulier. La christianisation des rites précolombiens avait abouti à une sorte de consensus moral et religieux auquel, contraints et forcés, les Quechua s’étaient pliés. Aujourd’hui, nombreux sont les Quecha qui revendiquent leurs racines, certains passant à l’action politique et syndicale, d’autres réhabilitant le patrimoine culturel ou tentant de sauvegarder ce qu’il en reste. La démarche du groupe Takiy huayna illustre cette résistance.
La prise de conscience de la jeunesse
Le groupe Takiy huayna (El cantar de los Jovenes) comprend une dizaine de musiciens, des garçons et des filles, âgés au moment de ces enregistrements de moins de trente ans. Le groupe s’est constitué à la fin des années nonante en se donnant pour mission la sauvegarde des traditions musicales de la région de Chinchero. Seul groupe à Chinchero et dans les environs, on retrouve ses membres jouant en public ou accompagnant des danses traditionnelles à l’occasion de toutes les fêtes religieuses ou familiales des différentes communautés. Leur répertoire instrumental et vocal (en quechua), a été collecté auprès des anciens et soigneusement retranscrit pour en préserver la mémoire. De même, les instruments traditionnels ont été réhabilités, mais certains musiciens ne cachent pas leur attrait aujourd’hui pour une instrumentalisation plus moderne, électronique. Les instruments les plus fréquemment utilisés sont la petite flûte à encoche (quena), la conque (pututo), le tambour (tinya) et le grand tambour à deux membranes (bombo). Quant aux grandes flûtes (lawato), elles ne sont pratiquement plus utilisées dans la région, même par un groupe sensibilisé aux traditions comme peut l’être le Takiy huayna de Chinchero.
Ces enregistrements ont été réalisés en avril 2002, sur le parvis de la petite église Huancapata de Pumagaga, un ancien site inca « christianisé » qui surplombe Chinchero (3800 mètres).
1. Dans la même collection, le disque Wayra - Musiques des Indiens yampara et charkas (Col.CD 109) illustre une démarche similaire de résistance culturelle, cette fois par un groupe de jeunes métis (Comunidad Pachamama) de la région de Sucre, au Chuquisaca en Bolivie.
le CD: les titres
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