"District Six" et les townships
par Crain Soudein


Le nom de District Six est associé à l’expérience des déplacements forcés de population en Afrique du Sud. En 1966, quand le gouvernement d’apartheid a décidé de faire de District Six, à Cape Town, un quartier réservé aux Blancs, son intention était d’anéantir plus d’un siècle d’histoire sociale et culturelle. Mais malgré tous ses efforts, le gouvernement n’a pas pu effacer le souvenir et l’esprit de District Six. Aujourd’hui, District Six continue à vivre dans le cœur et les pensées de ceux qui ont été chassés vers les terres désolées des Cape Flats. Un visiteur du District Six Museum a écrit récemment sur un calicot commémoratif : « Où que je sois, je suis ici (à District Six). » Cet article1 se propose de retracer brièvement l’histoire de District Six et d’exposer dans les grandes lignes ce qu’il représente dans l’histoire plus large de Cape Town.

La naissance de District Six
Au début du XIXe siècle, Cape Town était une petite ville qui ne comptait pas plus de 20 000 habitants, nichée au creux d’une cuvette formée par les versants des montagnes environnantes – Table Mountain, Lion’s Head et Devil’s Peak. L’endroit qui allait devenir District Six se trouve au pied de Devil’s Peak et de Table Mountain, de l’autre côté d’une rue en bordure de Cape Town appelée le Buitenkant (l’Extérieur). Comme nous l’apprend Palma (p.52) « pour y parvenir, il fallait traverser un des canaux où coulait autrefois une eau claire… appelé le “Capelsloot”... ».

L’histoire du développement de District Six est semblable à celle de bien d’autres cités du XIXe siècle. La zone se trouve en marge de ce que nous considérerions aujourd’hui comme le centre-ville de Cape Town, et jusqu’aux environs de 1840, c’était une vaste étendue de terre inhabitée. Avec l’expansion de Cape Town, stimulée par la croissance économique d’autres régions du sous-continent, (voir Bickford-Smith, p. 35), son infrastructure et sa population se développent rapidement. Un port d’exportation moderne est construit et les banlieues s’étendent progressivement. La main-d’œuvre ouvrière connaît un accroissement rapide. En plus de ces évolutions, la ville doit pourvoir à la demande plus forte de logement après l’émancipation des esclaves en 1834. C’est dans ce contexte que la petite ville, encerclée de fossés et de rizières, a dû passer de son statut d’avant-poste colonial indolent à celui de centre urbain soucieux de sa dignité. Cape Town a donc rapidement débordé sur les quartiers alentour, et ses terres cultivées (organisées en « field-cornetcies»2) devinrent elles-mêmes des zones résidentielles. La municipalité de Cape Town, distincte de celles de Woodstock, Mowbray, et Maitland, était divisée en secteurs et le quartier situé de l’autre côté du Buitenkant fut officiellement incorporé à la municipalité en 1867 sous le nom de District Six.

Avant cette annexion officielle, l’endroit s’appelait Kanaladorp – un nom riche de sens. Dérivé de la langue malaise, importée en Afrique du Sud par les esclaves et employée dans de nombreuses expressions idiomatiques, le terme kanala est tout à la fois un appel à l’aide et une invocation du devoir de chacun envers ses frères humains. L’esprit de kanala est gravé profondément dans la vie de District Six et, en un sens, on pourrait dire que la réputation d’hospitalité et d’assistance de District Six était prédite dès ses plus anciennes origines.

Longtemps après son implantation, District Six restera le premier refuge des nouveaux arrivants dans la cité et des indigents. Il accueille des émigrants ruraux de toutes les régions d’Afrique du Sud, parlant une multitude de langues : les Mfengu, les Gcaleka et les Gaika. C’est là que s’établissent des nomades d’Afrique continentale comme le célèbre Clements Kadalie, un Nyasa, fondateur du premier grand syndicat noir d’Afrique du Sud. La main-d’œuvre britannique venue chercher fortune aux colonies lui lègue son architecture victorienne. C’est aussi la terre d’asile des Juifs fuyant les pogroms de la Russie tsariste, et de l’émigration économique originaire d’Inde, de Sainte-Hélène, d’Australie, des États-Unis, des Caraïbes et de presque tous les pays qu’on pourrait citer.

Le cadre de vie
L’endroit que découvraient les nouveaux arrivants est décrit par Le Grange (p. 8) comme ayant « toutes les qualités nécessaires et variées associées à la vie urbaine. La population dense et hétérogène, le degré élevé de tolérance sociale… et le mélange des cultures d’origine étaient autant d’éléments qui pouvaient favoriser la sûreté du quartier, les contacts publics et le partage des coutumes.»

La rue elle-même était au centre de la vie de District Six. Les gens s’y rencontraient, y menaient leurs affaires, bref, y affichaient et y confirmaient leur appartenance à la communauté. C’était comme une scène sur laquelle ils travaillaient, s’amusaient et priaient. L’animation y était permanente. Lors des différentes fêtes religieuses et autres jours fériés, les habitants de District Six envahissaient les rues : les fanfares, les chœurs de Noël, les troupes de musiciens et les patronages faisaient profiter tout le quartier de leurs talents. La vie était exubérante et bien remplie. Sans cesse, l’attention était sollicitée.

Mais si la vie était joyeuse et animée, elle pouvait aussi être cruelle. Derrière les portes closes se cachait une extrême pauvreté qui était évidente dans les taudis  surpeuplés, évidente dans la propension à la boisson des jeunes comme des plus âgés, évidente dans la violence gratuite des affrontements entre bandes rivales (voir Bickford-Smith, van Heyningen et Worden, p. 139).

Malgré ces difficultés indéniables, les rues et les innombrables lieux de rencontre qui existaient dans tout le quartier offraient aux habitants des occasions de  se retrouver entre voisins, membres de l’un ou l’autre des nombreux clubs de sports, associations culturelles et groupes religieux. La rue offrait un espace civique où la vie urbaine s’épanouissait et où chacun pouvait toujours puiser les ressources nécessaires pour le conforter dans son identité. Ces conditions rendaient possible l’émergence d’une citoyenneté unique qui, selon de nombreux auteurs, est finalement ce qui dérangeait le gouvernement d’apartheid (voir Soudien et Meltzer).

Particularités et histoire de District Six 
Il n’est pas possible, quoi qu’on dise, de raconter l’histoire de District Six d’une seule et même voix. Les souvenirs qu’on en retient sont multiples, même pour ceux qui l’on connu de l’intérieur. Ces divergences sont le reflet des conditions de vie très contrastées des habitants de District Six, chrétiens, musulmans, juifs, athées, pauvres et moins pauvres. Pourtant, dans ces histoires différentes, il est un thème singulièrement commun, celui de kanala, révélateur d’un quartier qui plonge ses racines dans l’esclavage et la classe ouvrière. Trois caractéristiques méritent d’être développées.

La première, c’est la notion de partage. Si beaucoup de descriptions évoquent la pauvreté accablante du quartier, les habitants parlent d’une intense volonté de survivre. Rive (p. 112) observe que District Six avait une âme et un esprit bien à lui. Les témoignages abondent sur la façon dont les gens partageaient le peu qu’ils avaient. Fortune (p. 6) raconte que, jusqu’à la destruction du quartier, dans les années ‘70, bien peu de ménages possédaient un réfrigérateur et quand son père achetait du poisson ou de la langouste, il demandait au poissonnier de le garder dans son frigo : « Le marchand ne refusait jamais et papa avait toujours soin de lui laisser une part de ce qu’il avait gardé pour lui. » Elle explique aussi qu’en certaines occasions, un commerçant faisait porter une miche de pain frais à toutes les familles d’une rue pour les remercier de fréquenter son magasin. On pensait souvent que ce genre de générosité portait bonheur à celui qui offrait. Même les gangsters de District Six étaient d’une race à part, disait-on. Deborah Hart (1990) raconte :  "Le peuple, qui luttait pour de maigres ressources sur le fil du rasoir d’une économie fluctuante, se créait pour lui-même à District Six une autre société complexe, hautement coopérative, souvent violente et tragique, et résonnant plus souvent encore du rire d’une communauté qui possède une identité."

De ces descriptions, il ressort l’image d’un quartier certes enlisé dans la pauvreté, mais où, selon les termes de Grogan, qui a bien connu Cape Town vers le milieu des années ‘60, « il régnait un esprit de communauté que le plus élaboré des aménagements urbains ne pourrait jamais acheter ou remplacer » (Hart, p. 123).

La deuxième particularité des témoignages sur District Six, c’est l’harmonie. Tous les intervenants en parlent comme d’un endroit où les nouveaux venus se sentaient chez eux. Au début, le quartier attirait un large éventail de citoyens et , dans les premières décennies de son existence, sa population était, en termes de classes sociales, très mélangée. Parmi ses premiers habitants, il y avait des hommes d’affaires importants, dont certains d’ailleurs n’étaient pas blancs. Riches et pauvres se côtoyaient. Plus tard, quand les plus fortunés allèrent s’établir dans d’autres faubourgs récemment développés, ils laissèrent derrière eux une communauté clairement défavorisée. Mais même après que la plupart des riches eurent quitté le District, ceux qui restaient trouvaient des occasions de franchir le fossé social qui les séparait de la masse des pauvres autour d’eux. Bien après le décret qui les contraignait à quitter le quartier, des habitants catégorisés comme Africains ont continué à vivre à District Six jusqu’à sa démolition.

La troisième et peut-être la plus frappante des caractéristiques de District Six, c’est le métissage.  Ce qu’on entend par là n’est pas toujours très clair, mais dans le cas de District Six, il s’agit d’un processus d’échange. Le quartier entretenait une sorte de dialogue avec lui-même, au fil duquel il se construisait et se reconstruisait en puisant dans l’abondance culturelle que lui avaient donnée ses divers immigrants. Comme je l’ai exposé dans un ouvrage qui doit paraître prochainement, il en ressort une culture syncrétique marquée du sceau de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique. Vincent Kolbe, un des plus célèbres résidents de District Six, se décrit lui-même comme un « produit de cette créolisation, et je m’en trouve très bien », ajoute-t-il. Si la ségrégation et le racisme ne sont pas pour autant absents de District Six, les habitants avaient su repousser les limites des races, des religions et des cultures pour faire du quartier leur patrie. C’était un lieu aux multiples visages.

C’est en cela que le quartier représentait une menace pour les autorités. Non seulement, le terrain qu’il occupait avait une grande valeur foncière, mais son mode de vie, sa citoyenneté et la tolérance qu’il engendrait offensaient la mentalité ségrégationniste du régime.

 
District Six à la fin des années soixante, ... et au début des années quatre-vingt.
© District Six Museum (Cape Town) & Noor Ebrahim, Lionel Davis.


District Six et les townships
En 1970, les bulldozers sont entrés dans District Six et près de 60 000 personnes ont été dispersées de force sur les Cape Flats. Elles ont été relogées à vingt kilomètres de la ville, dans des conditions de confort et des infrastructures rudimentaires. Plus trace des lieux de culte, des écoles, des espaces publics qui leur étaient si chers. Comme pour retourner le couteau dans la plaie, certains de ces townships reçurent les noms de lieux familiers du quartier, comme Hanover Park et Lavender Hill.

Mais ce que les anciens résidents ont emporté avec eux, c’est l’esprit de District Six. Alors que les conditions de vie qui leur étaient imposées étaient souvent intolérables, ce qui les a sauvés d’une désintégration complète, ce sont les structures de solidarité qu’ils avaient construites dans le quartier. Aujourd’hui, à Belhar, Lentegeur, Hanover Park, Langa et Lavender Hill, les sons familiers des troupes de musiciens font danser la population comme au bon vieux temps. Les groupes et les chœurs de District Six se sont reformés sur les Cape Flats et chaque fois, au Nouvel An, l’animation du carnaval rejaillit dans une explosion de couleurs et sons. Les anciens clubs de sport et associations culturelles se sont aussi reconstitués sur les Cape Flats. Les mouvements politiques, dont beaucoup sont nés à District Six, continuent à être actifs dans les townships. Ils sont là pour aider les jeunes, souvent désemparés, à regarder au-delà des limites sordides de leur environnement. Surtout, ce qui reste vivant dans les townships, c’est l’esprit persistant et généreux de kanala. Dans ces communautés où le crime règne en maître, à côté des gangs omniprésents, on trouve toujours aussi de bons samaritains. Pour chaque criminel, il y a plusieurs hommes et femmes des townships chez qui le don et le partage sont une manière de vivre. Et c’est ainsi que District Six continue à influencer la vie de Cape Town.

 


  1. Article paru dans Townships, de la ségrégation à la citoyenneté. Sandile Dikeni, Tony Ehrenreich, Valmont Layne, Shepi Mati, Ciraj Rassool, Crain Soudein, Vincent Williams. Livre-CD, Colophon Records, Bruxelles 1999. Consultable uniquement dans les médiathèques et bibliothèques de Belgique.   
  2. C’est-à-dire placées sous le commandement d’un « field cornet », ainsi qu’on désignait en Afrique du Sud les officiers responsables de troupes civiles mobilisables en cas d’urgence (N.d.T.)

    Références
     
  • Bickford-Smith, V., Ethnic Pride and Racial Prejudice in Victorian Cape Town,: Witwatersrand University Press, Johannesburg, 1995.
  • Bickford-Smith, V., van Heyningen, E., & Worden, N., Cape Town in the Twentieth Century, David Philip, Cape Town, 1999.
  • Fortune, L., Tyne Street, Kwela Books, Cape Town, 1996.
  • Hart, D., « Political Manipulation of Urban Space : The Razing of District Six, Cape Town », in Jeppie, S., & Soudien, C (éd.), The Struggle for District Six : Past and Present, Buchu Books, Cape Town, 1990.
  • Le Grange, L., « The Urbanism of District », in The Last Days of District Six, District Six Museum, Cape Town, 1996.
  • Palma, C., Regency Cape Town, Tafelberg, Cape Town, 1975.
  • Ridd, R., A History of the Marion Institute, manuscrit non publié, r.n.c.
  • Rive, R., « District Six : Fact and Fiction », in Jeppie, S., & Soudien, C (éd.), The Struggle for District Six : Past and Present, Buchu Books, Cape Town, 1990.
  • Soudien, C., « District Six and its Uses in the Non-Racial Discussion », in Erasmus Z. & Pieterse E. (éd.), Coloured by Place, Coloured by History, David Philip, Cape Town, r.n.c.
  • Soudien, C., & Meltzer, L., « District Six : Image and Representation », in  Maurice (éd.), Image and Representation : District Six, South African National Gallery, Cape Town, 1995.