L'oiseau et l'homme dans les musiques de tradition
par Etienne Bours


Entre les hommes et les oiseaux du monde existe un tissu de relations complexes qui rejaillissent depuis toujours sur la culture orale et sur les expressions de l’être humain, quel qu’il soit. C’est d’abord, souvent, une histoire d’environnement et forcément d’environnement sonore. L’homme, où qu’il se trouve sur la planète, a vécu, ou vit encore, dans un environnement naturel grouillant de vie dont les oiseaux sont des habitants parmi les autres. Mais des habitants bruyants seraient-on tentés de dire.

Dans cet ensemble dont ni l’homme ni l’oiseau ne peuvent se dissocier, les uns sont à l’écoute des autres et les frontières entre son et musique sont souvent difficiles à discerner. A ce stade, que d’aucuns appellent encore primitif, les êtres humains vivant en symbiose ou en pacte permanent avec la nature, oiseaux et hommes entretiennent un nombre important de relations plus ou moins étroites qui réapparaissent nécessairement dans ce que nous, les Occidentaux, appelons musique. C’est le premier stade d’influences évidentes de l’espèce sur les expressions humaines.
Un second stade apparaît dans la plupart des traditions orales et dans les systèmes de croyances populaires des sociétés rurales du monde et s’impose comme la suite logique du premier stade. L’oiseau y prend sa place, chaque espèce jouant un rôle différent calqué sur ses habitudes ou ses apparences. Il entre dans la vie de l’homme pour lui servir de symbole. Il est référence.

Enfin, avant même de développer ces deux points, il serait important de se poser la question de ce qu’est encore cet animal pour nous. Les sociétés dites « ethniques » ou « natives » et les sociétés rurales ont gardé un contact suivi avec la nature, même s’il est souvent, et de plus en plus fortement, altéré. Leurs traditions et leurs expressions ne renient en rien, aujourd’hui même, l’importance de cette coexistence. Mais l’homme d’aujourd’hui, celui qui vit dans les grandes villes du monde, qui se déplace en voiture, en avion ou en train, qui s’abrutit de travail et de loisirs médiatisés, cet homme écoute-t-il encore l’oiseau ? On peut même se poser la question de savoir s’il l’entend encore, simplement. L’homme que nous sommes se doute-t-il un seul instant que les oiseaux du monde, tous les oiseaux, sont tellement importants pour ses congénères qu’il y aurait matière à écrire un traité d’anthropologie sur les oiseaux dans les littératures orales. Vaste programme que celui qui s’abandonne encore à observer et écouter ceux qui volent et chantent perçoit comme impossible. Impossible parce qu’en chaque coin de la planète vivent des hommes différents en compagnie d’oiseaux différents. Et que chaque société s’est créé un ensemble rituel à la symbolique aussi riche que complexe. Il est vrai que, par-delà les différences, ont surgi des points communs, des idées partagées, tout simplement parce qu’un oiseau comme le coucou, par exemple, est présent en des endroits très éloignés les uns des autres mais y a le même comportement. Le sens de l’observation de l’homme fait le reste.

L’être humain qui ne prend plus le temps ni l’espace de cette écoute en arrive sans doute à considérer l’oiseau comme un être rare, comme un des derniers symboles de la nature. Ses préoccupations ne vont guère dans le sens de la découverte de musiques et chants dont les oiseaux seraient les muses. Pire, l’idée même qu’un tel corpus puisse exister lui paraît incongrue, dépassée. Mais que l’oiseau l’inspire, lui, dans ses créations musicales est une notion peut-être encore possible. Le volatile y sera, cependant, réduit à un rêve, un symbole simpliste d’un monde qui s’efface, une référence légère à la nature qu’on évoque en parlant des arbres et des oiseaux. Le signifié aura souvent perdu toute attache à une culture orale ancrée dans une vie proche de cette nature, ses oiseaux et ses arbres. L’image demeure, le sens se perd ou se transforme et s’appauvrit souvent.

Alors il faut, en général, se tourner vers les peuples lointains ou vers notre passé et son répertoire de chansons populaires, pour comprendre l’importance des oiseaux dans les traditions orales et en apprécier l’immense diversité expressive. On verra cependant que les discographies les plus actuelles s’imposent souvent comme des témoignages poignants de traditions qui refusent de mourir parce que leurs chantres et musiciens connaissent encore le langage des oiseaux.
Comme le dit la chanteuse Quechua Luzmila Carpio dans le livret de son disque consacré aux oiseaux (Kuntur Mallku, The messenger – Accords Croisés) : « Télévision, radio, technologies de l’information ? Les maîtres-oiseaux s’en étonnent : Jadis, racontent-ils, l’humanité toute entière savait parler avec les pierres, la cascade, les arbres, les insectes. Elle pouvait dialoguer avec toute la nature environnante, ses temples et ses vivants piliers. Elle avait ce don et communiait avec nous. Aujourd’hui, elle est en train de devenir non seulement aveugle, mais aussi sourde et muette ». Et pour qu’on ne se méprenne pas sur la démarche de Luzmila Carpio, rappelons que c’est elle aussi qui disait « un peuple qui ne chante pas est un peuple mort » ! 


Environnement sonore
Edmund Carpenter écrivait, à propos des Inuit, « la tradition orale est si importante dans ces sociétés que la vue passe après l’ouïe. Ils ont une perception de l’espace qui se fait plus par l’oreille que par la vue. Là où nous dirions « voyons ce que nous pouvons entendre », eux diraient « écoutons ce qu’on peut voir ». (1).
L’écoute est le secret non seulement des Inuit mais de tout peuple chasseur, pêcheur et même éleveur. Entendre, percevoir, écouter, discerner le son, est essentiel, non seulement pour chasser mais aussi pour entendre qui approche, quelle menace rôde ou tout simplement pour savoir où l’on se situe soi-même dans un ensemble de bruits dont chacun a une signification. Comme l’explique Steven Feld dans la notice du disque Voices of the rain forest, la forêt tropicale est un ensemble de « rythmes venant des oiseaux, des criquets, des grenouilles, c’est la pulsation de la pluie, des ruisseaux et des torrents. C’est un environnement sonore dense et incessant. Avec lequel les Kaluli chantent et font leurs propres rythmes, en utilisant les percussions primaires que sont le bambou, les branches de palmes, les pierres, les machettes ou les haches. Les Kaluli se considèrent eux-mêmes comme étant des "voix de la forêt". Ils chantent avec les oiseaux, les insectes, l’eau. Et quand les Kaluli chantent avec eux, ils chantent comme eux. La nature est de la musique aux oreilles des Kaluli et la musique des Kaluli est naturellement une partie de cet environnement sonore ». Ce faisant, Feld démontre que la forêt tropicale (en Papouasie Nouvelle Guinée dans ce cas) est un endroit où ne règne jamais le silence ! Et dans cette absence de silence, les oiseaux prennent leur place, suivis par les hommes qui dialoguent avec la nature, notamment en l’imitant. 
« L’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances » disait Aristote (Poétique, 144b, 6-8) (2).

Avant de chanter, avant d’inventer toute notion de musique, l’homme a d’abord été un imitateur. Survie oblige. Entre la peur, la faim, le respect, le culte, ensembles de notions étroitement mêlées et reliées par l’animisme de la plupart de ces peuples, s’est dressée la voix, instrument indispensable pour prendre sa place, dire merci à l’animal, le convaincre d’approcher, le tromper, simplement l’imiter pour le saluer ou l’honorer, ou encore pour lui échapper. Chez les Tuva de Sibérie, imiter signifie littéralement se mettre dans la bile de celui qu’on imite, c’est à dire pénétrer au plus profond de l’essence même de l’autre créature (3). L’homme a commencé à imiter la nature et ses espèces avec la voix. Il a tôt fait de lui trouver quelques palliatifs fabriqués d’écorce, de feuilles, de branches ou d’herbes qui lui permirent parfois d’être plus proche encore du son voulu. Les divers premiers appeaux ont dû voir le jour au fil des besoins et des traits de génie du chasseur.
Mais à force d’observer les animaux, les hommes n’ont pas seulement appris à les chasser, les pêcher ou les élever, ils ont aussi appris à les craindre, les vénérer, les admirer. Les sons émis par les oiseaux ne sont pas entrés seuls dans le catalogue sonore des expressions humaines. Ils y ont pénétré avec un ensemble de croyances et de mythes fondés sur les observations faites et les mystères incompris. Ainsi, il est évident à travers le monde que les oiseaux sont parmi les animaux les plus admirés. Parce qu’ils volent, parce qu’ils paraissent insouciants et libres. Parce qu’ils s’élèvent vers le monde supérieur et peuvent être les intercesseurs entre celui-ci et celui-là. Parce qu’ils ont des comportements révélateurs, annonciateurs, soit des cycles saisonniers, soit des changements de temps, soit de dangers approchants, etc. Partout, chaque oiseau prend sa place, aussi important qu’un chapitre dans un manuel de la vie en forêt, en toundra, en taïga. Chacun est un chapitre de la tradition orale. Les oiseaux ont un savoir et un pouvoir qui forcent le respect. Ils ont, dès lors, un pouvoir spirituel qui s’impose à l’homme. Celui-ci leur élève des totems, se pare de leurs plus belles plumes, s’inspire de leurs chants pour chanter lui-même, les imite en dansant.

Nombreux sont les mythes remontant à la nuit des temps et dans lesquels certains oiseaux jouent un rôle essentiel. Notamment dans les mythes de la création ou dans ceux qui président à certains rites d’initiation. Certains de ces mythes vont jusqu’à associer les oiseaux et la naissance de la musique. Il est un mythe inuit qui dit que ce sont les oiseaux qui apprirent le chant ou la danse aux Inuit. Les notes posthumes de Rasmussen expliquent qu’en Alaska les aigles apprirent aux Inuit la danse, le chant et le maniement du tambour (4). Comment s’étonner alors si l’on retrouve des imitations de cris d’oies sauvages jusque dans les chants de gorge des Inuit ? Et de se rendre compte même que ces cris sont une des bases, un motif sonore récurrent, comme un des éléments techniques de ces mêmes chants de gorge ou kattajait. Exactement comme à des milliers de kilomètres de là, dans l’Arctique sibérien, les Even, les Tchoukchtes, les Korjak imitent et chantent divers canards et oiseaux. Dans ce vaste monde qui relie chaman et chasseurs, les sons des animaux sont constamment présents, dits, raclés, éructés, criés ou chantés. Chez les Yakoutes et les peuples d’Asie Centrale, c’est souvent la guimbarde qui prend le relais sur la voix. Mais il est de bon ton de mêler à son jeu quelques onomatopées imitant l’alouette, le coucou ou l’oie. Le coucou, là comme en Europe, est cet animal chargé de symbole, annonciateur du printemps. On l’entend souvent dans le jeu des meilleurs joueurs de guimbarde. En Sibérie comme en Alaska, il est de nombreuses danses où l’on mime les mouvements d’un corbeau ou de tout autre oiseau. Chez les peuples d’Amazonie, comme les Wayapi de Guyane, on danse les danses des oiseaux selon le mythe qui raconte que les oiseaux dansèrent toute la nuit après avoir choisi les couleurs de leurs plumes. Dans les contrées arctiques encore, le joik, chant des Sames de Laponie, si habile à décrire mélodiquement le caractère d’un membre de la communauté, peut aussi être lancé pour décrire le troupeau de rennes, un loup, un renard ou un oiseau tel que le lagopède. Exactement, pourrait-on dire, de la même manière que les Basques qui chantent l’aigle ou l’épervier avec ce chant appelé basa ahaideak, véritable vocalisation de la fascination de l’homme face au vol du rapace.


Aujourd’hui encore, de par le monde, les hommes et femmes vivant au contact quotidien de la terre possèdent dans leurs catalogues de sons ceux que les oiseaux leur ont appris ou inspirés. Et chacun de ces sons est resté chargé de sens. On ne sait dire si c’est l’homme qui a accueilli l’oiseau et son univers en sa musique ou si c’est l’oiseau qui a ouvert en l’homme une part non négligeable de son univers musical. Toujours est-il que ni l’oiseau ni les mythes, symboles et croyances qui lui sont liés, ne sont sortis des traditions de ces peuples. Au contraire, à une époque où la plupart des Natifs de la planète doivent mener une lutte incessante pour sauver l’essentiel de leur environnement et de leur culture, leurs artistes s’emploient volontiers à garder le lien avec le monde des oiseaux. Les Sames aiment s’enregistrer dans la nature, parmi les chants des mouettes, goélands, macareux ou fous de bassan, comme si leur joik s’y épanouissait mieux encore. Nils-Aslak Valkeäppää, poète, chanteur et dessinateur de grand talent a même composé une symphonie des oiseaux. Une œuvre étonnante dont les différentes espèces de la gente ailée sont les musiciens tandis que Valkeäppää n’est que l’organisateur, le chef d’orchestre, des chants qu’ils lui confièrent. Tout fut enregistré dans la nature lapone, les oiseaux étant les solistes, les cordes et les chœurs, d’un ensemble dont les vents jouent leur propre rôle, au naturel, tandis que l’eau et l’orage fournissent les percussions et quelques insectes les bourdons. Cet hommage vibrant d’un homme à son environnement n’est pas innocent et, en même temps, il élève la technique de prise de sons naturels au rang de la composition et de l’imagination. Évidemment, il y ajoute, parcimonieusement, sa trace : de par son chant et de par les clochettes et autres bruits de déplacements des rennes. Dans cette symphonie, viennent soudain, après trente minutes de chants d’oiseaux, les voix des Sames, majestueusement en symbiose avec cette nature et avec les grognements des rennes. Mais les hommes et les rennes ne font que passer, toujours en transhumance, tandis que les oiseaux continuent d’occuper le terrain, reprenant l’espace brièvement envahi par la voix du chanteur menant son troupeau. Certains ont l’air de reprendre leur conversation où ils l’avaient laissée, acceptant cependant d’y recevoir à nouveau le joik de Nils-Aslak Valkeäppää et Ingor Ante Ailu Gaup en fin de symphonie, comme pour rappeler qu’en cet endroit du monde l’homme et l’oiseau vivent la même passion, celle d’une nature où le chant le plus simple se laisse porter par les vents sans qu’il soit besoin d’alourdir ce chant de mots ou de phrases. Il faut comparer cette œuvre peu banale avec le Canticus Arcticus du compositeur finlandais Einojuhani Rautavaara. Cette composition sous-titrée Concerto pour oiseaux et orchestre comprend des enregistrements d’oiseaux réalisés dans le Nord. 

D’une autre manière, Luzmila Carpio, déjà citée, consacre son second CD aux mêmes animaux. Le condor d’abord, messager des hommes vers le père soleil. La population aviaire dans son entier, ensuite, avec cette étonnante pièce intitulée « Le présage des oiseaux ». Une pièce où se succèdent divers mimologismes, parce que, dans l’Altiplano comme ailleurs, il semble que dans le langage de chaque animal l’homme soit arrivé à décoder une série de messages qui lui apparaissent comme des signaux, des avis ou des mises en garde. L’oiseau des champs crie « Papaw chik chik, chik, chik », pour annoncer que les pommes de terre sont grosses et que bientôt viendront les récoltes. Parfois, en période de sécheresse, on attend avec impatience que le chiwanku imite la pluie en faisant « chulluchiy, chulluchiy dirichu », pour que tombe l’eau du ciel. Et la chanteuse de reprendre ses mimologismes de sa voix, de se faire chanteuse et oiseau en même temps, voix humaine et voix du ciel.
Et du nord au sud, comme d’est en ouest, on retrouve dans les discographies des premières nations, autant d’hommages vibrants, de salutations musicales, d’imitations ou de discrètes allusions au monde des oiseaux.

Combien d’instruments, combien de flûtes, sont-ils censé imiter un oiseau ? Combien de chants, de danses, de rites accompagnés de musiques, font-ils référence aux animaux du ciel ? Si l’art africain lui fait si souvent référence, c’est que l’oiseau y est souvent symbole de fécondité, de puissance, de vie. Et comme dans les chanteflables des Pygmées, il est souvent un oiseau qui endosse le rôle d’un personnage important. Les Aborigènes d’Australie imitent l’émeu dans leurs danses tandis que le didgeridoo reprend le chant du kookaburra. Combien de fois les Indiens des forêts d’Amérique du Nord ou du Canada n’ont-ils pas enregistré le huard, canard mythique, en ouverture à leurs chants ou jeux de flûte ? A l’autre bout du monde, les ‘Are’Are et autres peuples des îles Salomon ont des répertoires musicaux qui regorgent de références aux oiseaux, lesquels sont souvent imités par les ensembles de flûtes de pan (qu’il s’agisse du coq, du perroquet ou de dizaines d’autres oiseaux et animaux).
Les exemples sont sans doute aussi nombreux que le sont les peuples. Il serait dès lors plus simple de conclure cette première partie en disant que seul un peuple qui aurait vécu dans un environnement dépourvu d’oiseaux aurait pu se créer un répertoire d’expression complètement dépourvu d’allusions à ces animaux!

Le coucou est un bel oiseau dont le chant vaut le vol
il nous apporte d’agréables nouvelles et ne colporte aucun mensonge
il gobe les œufs des petits oiseaux pour éclaircir sa voix
et nous chante en douceur trois mois par an
coucou en avril, coucou en mai
coucou en juin et juillet le voit s’envoler

c’est en me promenant, en me promenant que je m’en allais
pour rencontrer mon grand amour, il viendra tout à l’heure
le retrouver dans les prés est mon plaisir
je pourrai d’ailleurs marcher du matin jusqu’au soir

C’est vrai que les retrouvailles sont plaisir et la séparation douleur
Et un amoureux au cœur fourbe bien pire qu’un voleur
Un voleur ne fait que vous voler et prendre ce que vous épargnez
Mais un amoureux inconstant vous précipitera dans la tombe (5).


Oiseau symbole, oiseau métaphore
En dehors des sociétés animistes et des peuples chasseurs, l’oiseau reste encore aujourd’hui un être chargé de symboles, un ami, un rêve, la source d’une série de métaphores. 

Toutes les mythologies du monde leur accordent une place de choix. Ils ont en général une position sur l’Arbre du monde, souvent au sommet alors que le serpent est à la base. Le Coran parle du langage des oiseaux qui est celui des anges. Ils sont toujours quelque part entre les hommes et les dieux, ils symbolisent la liberté divine, ils sont messagers des dieux, ils sont les âmes des hommes. Les mythes les plus anciens leur attribuaient déjà cette place. Pour les Egyptiens, le Phénix était l’âme capable de renaître de ses cendres mais aussi symbole du cycle solaire et des grands cycles annuels. Pareillement, le simorgh de la mystique persane se pose toujours au sommet du monde et représente à la fois la divinité et l’âme humaine. Ses plumes ont un pouvoir thérapeutique. On pourrait citer des dizaines de mythes semblables de par le monde. Mais cela ne relève ni de notre propos ni de notre compétence. Par contre, le rappel de ces mythes est sans doute important pour comprendre à quel point chaque oiseau, qu’il soit petit et présent quotidiennement ou qu’il soit immense et mythique, peut influer sur le besoin d’expression de l’homme.

Assez rapidement, En Extrême Orient, par exemple, les musiques se font volontiers descriptives, non pas dans le sens d’une imitation comme nous l’avons vu jusqu’ici, mais plutôt dans le sens d’une évocation, d’une suggestion musicale et spirituelle. Les musiques classiques du Japon et de la Chine vont dans ce sens. La pièce « Tsuru no Sugomori » jouée sur la flûte shakuhachi au Japon est célèbre pour son évocation de la grue dans son nid. Il existe, en fait, une dizaines de pièces portant ce nom et décrivant cet oiseau symbole de longévité. Le musicien peut s’en servir pour suggérer les difficultés de la vie. Les techniques de jeu, notamment les trémolos, mettent l’animal en scène : nidification, cris, démarche et premiers pas des jeunes, envol, départ des jeunes lorsqu’ils sont assez grands. En Chine, on trouvera facilement une pièce intitulée « Pingsha luo yan », littéralement « les oies sauvages se posent sur la plage ». Une pièce dont le sens profond est l’aspiration de l’homme pour les grands espaces, la liberté ; l’appel du large pourrait-on dire. Jouée au luth ou à la cithare, elle décrit minutieusement l’arrivée des oies, le vol en formation, les cris lointains, puis leurs longs mouvements circulaires avant d’atterrir. Après l’atterrissage, elles communiquent entre elles, elles se nourrissent, on sent l’harmonie du groupe, les jeunes suivant leurs mères. A la fin, le soir tombe et la sérénité s’installe dans le groupe. Deux exemples, les plus célèbres, suffisent à faire comprendre cette richesse évocatrice des cultures classiques de ces deux grands pays. Mais il est d’autres exemples évidemment, notamment la description par les musiciens chinois du combat entre un oiseau de proie et un cygne. 

Partout, mais à chaque fois de manière différente, on trouvera un ensemble de liens étroits entre les oiseaux et les musiques traditionnelles. Toutes les traditions, qu’elles soient orales ou savantes, sont révélatrices des mythologies et cultures de croyances populaires propres à chaque société. Il est d’ailleurs intéressant de faire remarquer, au passage, que l’oiseau joue parfois un rôle actif dans la société humaine. Et c’est vrai tant pour le domaine du travail que pour celui des loisirs. Les fauconniers du monde ont certes été fasciné par l’animal jusque dans leurs contes et chansons. Il est un exemple plus proche de nous qui est celui du rôle du canari dans les mines. – s’il mourait ou s’évanouissait, c’était un signe de coup de grisou imminent. Ici, c’est l’oiseau qui chantait ou se taisait pour l’homme et si les mineurs ont eu, de par le monde, d’immenses répertoires de chansons et ballades, il est vrai qu’ils y chantaient plus souvent les tragédies, les grèves et les difficultés du travail que quelques couplets en hommage à leurs compagnons d’infortunes ailés. En Afghanistan, les joueurs de luth rubâb sont persuadés que la musique pousse les oiseaux à chanter. Ils n’hésitent pas, dès lors, à emmener des canaris en cage lors de leurs concerts ou enregistrements. Plus la musique est bonne, plus les oiseaux sont censés y joindre leur chant, celui-ci « fournissant ainsi une sorte de baromètre de la qualité de la musique » (John Baily, dans la notice de pochette du CD de Mohammad Rahim Khushnawaz: Le rubab de Herat  (AIMP VDE-Gallo CD-699). 

Ces divers exemples rappellent au moins que les oiseaux ont des langages et comportements que les hommes ont su comprendre ou interpréter. Ce qui nous apparaît comme une évidence lorsqu’on prend la peine de se pencher sur les chansons populaires de la plupart des peuples du monde. C’est-à-dire une chanson souvent rurale qui a véhiculé avec beaucoup de poésie et de truculence les multiples rôles joués par les oiseaux dans ces diverses cultures régionales ou nationales. Il suffit, pour comprendre la puissance évocatrice de l’animal, d’ouvrir le célèbre ouvrage de Francis James Child The English and Scottish popular ballads à l’index des thématiques abordées par les ballades collectées (6). Au mot « oiseau », l’auteur divise les thématiques de la manière suivante : « oiseau qui porte un message ou une lettre », « oiseau commentant un meurtre dont il fut témoin – le meurtrier tentant de l’attraper », « oiseau qui donne la preuve du meurtre », « qui prévient une jeune fille d’un danger », « qui prévient l’amoureux de son erreur », « qui prévient la mère que son fils s’attarde trop longtemps », « qui annonce la mort d’une jeune fille », « qui prévient un chevalier des infidélités de sa femme », « qui s’engage à rendre des services en échange de diverses promesses », etc. L’oiseau est le roi de la métaphore. Partout, il prend la place d’un homme, d’une femme, d’une partie (souvent sexuelle) de l’un ou l’autre ; il est interchangeable avec l’humain. Il suffit de connaître les codes. Ne dit-on pas, d’ailleurs, dans le langage parlé, diverses expressions comme « s’échanger des noms d’oiseaux », « c’est un drôle d’oiseau » ou « un oiseau rare » ou encore « un oiseau de mauvaise augure ». On dit que quelqu’un a une cervelle d’oiseau ou un appétit d’oiseau. Sans compter les très nombreux proverbes comme « Petit à petit, l’oiseau fait son nid », « Quand la cage est faite, l’oiseau s’envole », « Une hirondelle ne fait pas le printemps »... Ainsi peut-il être le vecteur de toutes nos aspirations et de tous nos défauts. Mais il n’est pas, pour autant, entré innocemment dans nos parlés régionaux. Il suffit de penser à ce que j’appellerai la trilogie de l’amour : rossignol, alouette, coucou.

Rossignolet sauvage
apprends-moi ton langage
apprends-moi à aimer 
(Rossignolet sauvage)

Quand chante le rossignol, les amoureux ne se sentent plus. Il annonce le printemps et son chant est si beau qu’il pousse à s’aimer, d’autant plus qu’il chante aux heures propices à la rencontre amoureuse ; alors que quand survient l’alouette du matin, c’est le moment de se séparer. Il faut alors, puisque c’est le petit matin, que chacun rentre chez soi, avant d’être surpris. On se souvient d’ailleurs de Shakespeare qui faisait dire à Juliette « It was the nightingale and not the lark, believe me my love, it was the nightingale ». C’était pourtant l’alouette qui chantait déjà mais dans son élan amoureux Juliette voulait encore garder Romeo auprès d’elle et n’entendait que le rossignol. (Barjavel, dans La faim du tigre, analyse l’événement avec la distance qui le caractérise : « Et ce qui fait que Juliette éblouie confond l’alouette avec le rossignol et refuse de reconnaître l’aurore, c’est que l’ovule, planète du futur, veut assurer la certitude de son devenir en provoquant le jaillissement à l’assaut d’elle-même de quelques nouvelles centaines de millions de fusées, dont une seule est appelée à lui délivrer le message complémentaire. Cette fois-ci ou la fois prochaine. Le plus souvent possible. Encore, encore et encore. Pour qu’enfin inéluctablement ait lieu la rencontre. Ne pars pas, Roméo, non, c’est le rossignol, ce n’est pas l’alouette. Encore toute la nuit devant nous... Au travail. Tout le reste, c’est Shakespeare». Certes, mais c’est aussi le rôle de ces deux oiseaux qui ne change guère, quelle que soit l’analyse que l’on fait du comportement humain et Shakespeare s’inscrivait complètement, en citant ces oiseaux, dans la tradition populaire) (7). L’alouette arrive tôt le matin et s’en vient signaler aux amants qu’il est l’heure de se séparer, que le jour revient et avec lui le moment de rendre leur relation à l’anonymat. Mais l’alouette, c’est aussi l’oiseau de ceux qui se lèvent tôt, l’oiseau des travailleurs de la campagne. La tradition anglaise associe dès lors cet oiseau et le laboureur. Tous deux s’en vont aux champs dès que se lève le jour.

L’alouette est un bel oiseau qui quitte son nid
monte dans l’air du matin la rosée sur la poitrine
il vole par-dessus le laboureur, sifflant et chantant
puis le soir s’en retourne la rosée sur les ailes (5)

Quant au coucou, on connaît ses habitudes d’aller prendre place dans le nid des autres pour y pondre. C’est donc l’oiseau de la tromperie, de l’adultère, de l’infidélité. C’est lui qui donne son nom au cocu – dès le XIVè siècle, le mot cocu ou coqu désignait aussi bien l’oiseau que le mari trompé ou encore celui qui abuse de la femme d’autrui (cfr. « Le coucou de Mâ » par Thierry Charnay dans L’homme, l’animal et la musique) (2). Il est une chanson du Tarn qui en veut au coucou d’en plus aller crier partout « coucou, coucou », comme s’il disait à tous « vous êtes cocus ». Alors cet animal, on veut lui boucher tous les trous pour l’empêcher de nuire encore. Et la chanson « Lo cocut es mort » de dire :

Le coucou est mort
il est mort à Paris
on lui a bouché le cul
avec un grain de riz

Tandis qu’en Espagne, on lui bouche avec une chataîgne (en occitan Espanha rime avec castanha), à Toulon avec un bouchon, à Marseille avec une bouteille, à Narbonne avec une bonbonne et en Afrique avec une barrique. Voilà qui est clair. (Voir CD « Charmeurs d’oiseaux et siffleurs de danses »).

Mais la trilogie ainsi nommée n’est pas seule à entrer dans le jeu des amours humains. Beaucoup d’oiseaux représentent le sexe du mâle : le merle en tête (mais également le moineau, le perroquet...). Et quand on chante que le merle qui a perdu une plume, une patte, etc, ne chantera plus, c’est une autre métaphore sexuelle. Comme le sont finalement un très grand nombre de chansons apparemment innocentes mais aux doubles sens pourtant évidents. Et c’est souvent l’oiseau, quel qu’il soit, qui représente le sexe masculin. Quand on chante, en wallon, « elle me l’avait toudi promis une belle petite gayolle pour mettre mon canari », ou encore « quand m’canari saura canter il ira voir les filles », il est clair que le canari n’est pas un gentil petit oiseau innocent, pas plus d’ailleurs que la petite cage qui lui a été promise. Le répertoire français rassemblé par Marc Robine donne d’ailleurs un exemple proche, venant de Vendée, mais par contre autrement plus explicite. La chanson s’appelle « L’oiseau volage » et commence comme ceci : 

C’est un petit oiseau, Isabeau,
c’est un petit oiseau, Isabeau
l’oiseau est trop volage
il pourrait s’envoler
prête-la-moi, ta cage
il pourrait s’envoler

L’oiseau fut pas dedans, bonnes gens (bis)
Qu’il commence à s’étendre
Prendre du mouvement,
Bonnes gens,
Prendre du mouvement

Pendant c’temps-là, la belle (bis)
Prend du réjouissement,
Bonnes gens
Prend du réjouissement ... » (8)

Un certain nombre d’oiseaux représentent le sexe de l’homme mais la femme a les siens, par exemple la perdrix. Et quand on parle de caille, c’est souvent de jeune fille mais surtout de jeune fille coquine qu’il s’agit. L’expression « chaude caille » est toujours employée. Du côté anglo-saxon, on peut estimer que les exemples du même genre sont nombreux. Quand dans la célèbre chanson “Corinna, Corinna”, le chanteur se plaint que son amie n’est guère à ses côtés alors qu’il possède un oiseau qui siffle, un oiseau qui chante (“I got a bird that whistles and I got a bird that sings”), on peut légitimement supposer que la métaphore est la même.
Écoutez, si vous voulez encore vous convaincre de ces métaphores sexuelles, l’incroyable chanson “Le rossignol”, par le groupe breton Kanerien Langazel. Le garçon y trouve un rossignol qui sur ses cuisses se repose en rêvant d’une vie de virtuose. Tous les soirs, il chante sa romance. La voisine s’en vient voir, mais l’oiseau est timide:

Votre chat l’effarouche, le rend livide
Le minet ronronne et se fait docile
caresser son pelage est si facile
Le rouge-queux jaloux sort de sa cachette
et veut voir la frimousse de la bête
la grisante émotion trouble son vol
le bon sens, l’esprit, la raison s’affolent
Il finit son tintamarre incroyable
dans la bouche fervente du chat affable
Le matou stupéfait mais émerveillé
apprécie la douce opportunité
Si jouer de la flûte, c’est son rêve
l’oiseau lui siffle une fantaisie brève
Exalté de plaisir, le minou miaule
libérant de la sorte le rossignol
Pantelant, le passereau se défile
disparaît, se replie dans son asile
Saisie par cette aventure étonnante
la bonne femme soupire de façon touchante
N’ayez crainte, il se remet, se redresse
droit et fier, il nous chantera des messes
Demoiselle Minette est devenue folle
folle d’amour pour mon joli rossignol
              (Paroles de Raymond Lichou)

Encore faut-il se souvenir du fait que l’oiseau n’est pas le seul à endosser tant de rôles sexuels et amoureux écrits par les humains. L’âne, par exemple, est souvent employé pour représenter un homme plutôt lubrique, ou du moins assoiffé d’amour. Cependant, l’oiseau n’a pas à se plaindre de sa place de choix dans cette imagerie populaire. Il est là depuis si longtemps qu’il est impossible de savoir pourquoi et comment il fit son entrée dans telle ou telle tradition orale. Certaines régions semblent particulièrement riches en cette matière symbolique – la plupart des régions rurales le furent probablement mais les recherches et publications ont été menées avec plus de conviction et d’efficacité en très peu d’endroits. A ce titre, le Tarn est un lieu pour lequel la documentation détaillée et passionnante ne manque pas. Là comme ailleurs, très tôt, les enfants s’en vont jouer dans la nature, ils cherchent à entendre puis à approcher les oiseaux. Ils désirent les imiter, s’amusent à décoder des mimologismes. Puis ils s’essayent au dénichage, à la capture ou à la chasse, parfois méchante. Daniel Fabre parlait de « La voie des oiseaux » que devait suivre le garçon dans son apprentissage de la vie (D. Fabre in L’Homme n°99, XXVI (3), pp 7-40). De cette époque dont se souvient d’ailleurs également Jean-Louis Etienne, enfant du Tarn, datent les premiers émois, les premières observations, imitations et autres connivences avec les langages des oiseaux. C’est un passage initiatique qui est à la base d’un univers sémantique et de son maintien dans la société. Les enfants ne sont pas les seuls à l’entretenir, ils apprennent à comprendre ce que les adultes continuent de divulguer. Ils décodent petit à petit ce que les autres disent d’abord sans doute loin de leurs oreilles. Mais les oiseaux sont là pour leur traduire, puisque c’est de leur langage qu’il s’agit. Si d’abord on apprend à comprendre le corbeau qui regarde un petit oiseau manger une musaraigne en croassant : « est-y gras, est-y gras » et la réponse de l’oiseau « y’a qu’la piau, y’a qu’la piau » (9) ; après, par contre, on peut aller jusqu’à interpréter des mimologismes nettement plus audacieux. Cet exemple du Limousin cité par Josiane Bru dans L’homme, l’animal et la musique est édifiant : c’est un loriot qui avise un jeune homme faisant l’amour avec une jeune fille et qui lui chante : « se l’aviai, la viraia’i » (si je l’avais, je la retournerais). Beaucoup d’autres exemples truculents émaillent ces recherches publiées par Modal.

Les oiseaux n’allaient cependant guère se contenter de ces rôles symboliques endossés de par le monde pour répondre aux envies et frustrations des hommes et des femmes. Représenter l’amour, l’adultère, symboliser la vie à la campagne, représenter tous les messagers possibles et imaginables, furent comme autant d’étapes dans une imagerie populaire et poétique. Mais, comme on l’a déjà vu, l’oiseau est tout cela et bien plus encore. Il est un symbole de liberté, d’espoir, il est capable d’endosser toutes les aspirations de l’homme. Y compris des aspirations sociales et politiques, des volontés de changement, des soifs de liberté. Il peut aussi être utilisé comme symbole dans le langage, fut-il poétique et musical, d’une lutte sociale, d’une résistance face à l’histoire.
L’Irlande, par exemple, connaît une tradition poétique ancienne qu’on appelle «aisling ». Un terme qui, en gaélique, signifie « vision ». Il s’agit d’un texte ou chant allégorique destiné à voiler un propos souvent politique ou patriotique (parfois simplement poétique) sous une métaphore animée. Le système le plus fréquent consiste à déguiser l’Irlande elle-même sous les traits d’une femme. Mais il est des cas où les poètes irlandais ont recouru à l’image de l’oiseau pour lui confier les traits d’un homme dont le peuple espérait l’aide dans la lutte contre l’Angleterre. A la fin du XVIIIè siècle, les Irlandais ont tourné leurs espoirs vers la France. Un espoir qu’ils placeront en Napoléon, ennemi d’Albion, et donc libérateur potentiel. Napoléon est alors devenu héros de ballade sous les traits d’un passereau, le verdier (the green linnet).

La curiosité poussa un jeune Irlandais
à visiter les jolies rives du Rhin
Il y rencontra une Impératrice et l’or dont elle était parée
Etincelait de mille diamants
Jamais il n’avait vu déesse assez splendide
Pour rivaliser avec cette belle dame si douce et sereine
De son accent délicat, elle se lamenta, Oh mon verdier,
Mon doux, mon gentil, te reverrai-je jamais ?
               (Chanté par Dolores Keane, sur le disque des Chieftains
               Bonaparte’s retreat  - Shanachie SH79026)

Cette chanson, qui souligne la personnalité de Napoléon prédit déjà sa défaite.
Tout héros du peuple irlandais est susceptible de demeurer dans la légende et l’histoire par ces métaphores. Les Wolfe Tones ont chanté « The blackbird of sweet Avondale » pour rendre hommage à James Stuart Parnell, né à Avondale dans le Wicklow. Fin du siècle passé, Parnell gagna le titre de « roi sans couronne de l’Irlande » parce qu’il mena une lutte farouche pour le Home Rule (autonomie interne irlandaise) et pour une meilleure administration des terres, en faveur des Irlandais. Emprisonné puis relâché, il eut un immense pouvoir que seule une sombre affaire de mœurs, exploitée par ses opposants, finit par ternir. Il reste cependant un de ces grands hommes de l’histoire irlandaise qui ont su mener le conflit sur le terrain politique. Cette fois, c’est sous les traits du blackbird, le merle, que les Irlandais reconnaissent leur leader. Une fois de plus, le chanteur décrit la rencontre d'une femme sur les bords d’une rivière. Elle se lamente et pleure la disparition de son merle d’Avondale. Mais le merle a été utilisé comme symbole bien avant ce personnage de Parnell. Dans les années 1700, la chanson « the blackbird » ou « the royal blackbird » cachait sous ce nom le Prince Charles Edward Stuart. C’était une chanson jacobite ; les Jacobites étant les partisans de la dynastie des Stuart, nombreux en Ecosse mais également en Irlande après la bataille de la Boyne où fut défait James II (Stuart) dont la politique était plutôt favorable à l’Irlande (Stuart était par ailleurs converti au catholicisme). La bataille de la Boyne, en 1690, fut à la fois une guerre de pouvoir et une guerre de religions. La victoire des protestants fut cinglante et est encore fêtée annuellement par les Orangistes d’Ulster. Guillaume d’Orange, nouveau roi d’Angleterre, s’y opposait en effet à James II, roi catholique chassé d’Angleterre et venu en Irlande combattre les villes anti-Jacobites (Derry et Enniskillen). Pour le chanteur Paddy Tunney qui chante une version de « blackbird », l’oiseau représente le fils de James II, Charles Edward, prétendant au trône et catalyseur des aspirations irlandaises. Une fois de plus, les différentes versions de la chanson décrivent une femme se lamentant sur la disparition du merle.

Je m’en irai, étrangère à travers périls et dangers
à la recherche de mon merle où qu’il soit allé!

Ainsi donc, chanter le merle peut être une ballade gentille, chanson pop innocente inspirée par l’oiseau (Beatles), une chansonnette à connotation sexuelle devenue chanson populaire à énumération, presque comptine pour enfants, ou encore chanson sociale d’inspiration politique. Mais ce ne sont là que quelques exemples parmi une multitude de possibilités et d’exploitations expressives à partir du chant ou du comportement d’un seul animal.
Et d’ailleurs, en Irlande, comme en beaucoup d’autres pays, il n’est point besoin de paroles pour chanter un oiseau. Ces animaux ont inspiré une foule de musiques et airs de danses. “Blackbird” est un hornpipe célèbre, “The lark in the clear air” est un air, “Skylark” est un réel...

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Rappelons enfin qu’aujourd’hui coexistent encore les musiques dites « ethniques » abordées en première partie, les musiques populaires rurales vues ensuite et les musiques actuelles de toutes sortes parmi lesquelles figurent des expériences récentes sur base des traditions régionales mais aussi des expériences de compositions et de jeux en musiques classique, contemporaine, jazz, rock, etc. Quelques exemples s’imposent pour comprendre qu’il est, et qu’il a sans doute toujours été, de multiples façons de s’exprimer musicalement sous l’influence des oiseaux. Messiaen disait à propos de son « Catalogue d’oiseaux » et autres travaux du même type : « Dans des moments tristes, quand mon insignifiance m’avait été brutalement révélée et que tous les langages musicaux semblaient réduits au résultat d’expériences patientes sans que quoi que ce soit derrière les notes ne justifie tout le travail – que peut-on alors faire d’autre que de retrouver son vrai visage oublié dans la forêt, dans la prairie, à la montagne, à la plage – au milieu des oiseaux. » et d’ajouter : « on trouve chez les oiseaux la musique libre, anonyme » (livret du disque « Complete bird music for piano solo » BIS CD 594/596). Ténarèze, groupe de musiciens du sud-ouest de la France, a réalisé un disque de musiques et chants d’essence traditionnelle entièrement inspiré par les oiseaux migrateurs. Ils écrivent, dans le livret : « Notre musique s’est nourrie d’une fascination hypnotique pour ces migrateurs, aventuriers instinctifs, qui, s’ils restent fidèles aux mêmes nids, ne remplissent pas une vie à tourner en rond autour des mêmes clochers ». Nils-Aslak Valkeappää et Luzmila Carpio, déjà cités, ont également exprimé, à leur manière et dans leurs œuvres respectives, une admiration profonde, un respect, une compréhension de langage et une humilité sans doute semblables. Les musiques n’ont pas fini de nous surprendre à condition que nous les écoutions pour ce qu’elles ont à dire !

Mais est-ce de la musique, diront certains ? Le fait d’imiter, de chanter des mimologismes ou de composer une symphonie de cris d’oiseaux est pour beaucoup quelque chose de gentiment anecdotique qui n’a rien de profondément, authentiquement, musical. Pour eux, comme le faisait déjà remarquer François-Bernard Mâche dans un article paru durant les années 70 dans le Monde de la Musique, l’imitation est quelque chose de futile, comme si c’était toujours gratuit, un peu exotique, un jeu sans référent, sans signifié. Et je ne résiste à l’envie de donner à François-Bernard Mâche le mot de la fin, tel qu’il le posait déjà à l’époque : « De la magie imitative à la musique pure ou non, tous les degrés d’abstraction sont représentés. Une valorisation excessive du culturel aboutit à ne s’intéresser qu’au degré ultime, qui semble conférer à la composition musicale une autonomie sans égale parmi les autres systèmes de signes ; mais cette réduction sémiotique est acquise au prix d’une occultation de cette sorte de « primal scream » qui demeure actif et sensible jusque dans les œuvres les plus élaborées, comme la phrase monteverdienne, si souvent modelée sur un schéma exclamatif. On condamne comme futile ou bassement burlesque l’imitation de modèles sonores parce qu’on s’imagine qu’il s’agit d’une excursion hors du champ proprement musical, déviation fatalement vouée à la superficialité.»
A méditer. En écoutant les oiseaux, peut-être ! Mais sans oublier que, quelles que soient les apparences, il n’est sans doute guère de chanson innocente. Il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir du chant des partisans: “Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines?”


(article mis en ligne en juin 2021)


Notes  

  1. Edmund Carpenter : Eskimo realities. Holt, Reinhart and Wilson. New York. 1973
  2. Cité dans:  L’homme, l’animal et la musique . Collection Modal. FAMDT Editions. 1994. Saint-Jouin-de-Milly
  3. Notice de livret du disque Tuva, among the spirits. Sound, music and nature in Sakha and Tuva,  Smithsonian/Folkways SFW40452.
  4. Etienne Bours : « Musiques des peuples de l’Arctique, analyse discographique ». Médiathèque de la communauté française de Belgique. Bruxelles. 1991
  5. Peter Kennedy : Folksongs of Britain & Ireland. Cassell & Co. 1975.
  6. Francis James ChildThe English and Scottish popular ballads. Dover Publications. New York. 1965.
  7. René Barjavel : La faim du tigre. Denoël. 1966.
  8. Marc Robine : Anthologie de la chanson française. La tradition.  Albin Michel. Paris. 1994.
  9. Langages sifflés. Actes du colloque des 26, 27 et 28 novembre 1993 à Albi. GEMP/La Talvera
  10. Virgina Woolf: La promenade au phare. Livre de Poche, 1927, 1999.


Discographie - suggestions d'écoute


1. Musique traditionnelle des peuples du monde:

  • Luzmila Carpio: Kuntur mallku (Accords Croisés 09107-2)
  • Wayapi de Guyane. Un visage sonore d’Amazonie (Chant du Monde CNRS CNR2741102)
  • The Maroni river Caribs of Surinam (Pan Records 4005KCD)
  • Chants et jeux des Inuit (Auvidis Unesco D8032)
  • Musiques et chants Inuit, Eskimo Point & Rankin Inlet (Ummus UMM202)
  • Tullaugaq & Amarualik: Throat singing (Inukshuk Productions IPCD0798)
  • Tom Mauchahty-Ware: Flute songs of the Kiowa and Comanche (Indian House IH2512)
  • Cathedral Lake singers: American Pow-wow (Soar 142)
  • Voices of the rain forest. Bosavi, Papua New Guinea (Rykodisc RCD10173) *
  • Polyphonies des îles Salomon (Chant du Monde LDX274663)
  • Iles Salomon, ensembles de flûtes de pan ‘Are ‘Are (Chant du Monde LDX274961/62)
  • Aborigènes: Chants et danses de l’Australie du nord (Arion ARN64056)
  • Australie, musique aborigène (Auvidis Unesco D8040)
  • Mort Hansen: Story of didgeridoo (Mariposa MPCD3032)
  • Adam Plack and Johnny Soames: Dawn until dusk ; tribal songs and didgeridoo (Australian music international AMI3003-2)
  • Anthologie de la musique des Pygmées Aka (Ocora C559012/13)
  • Polyphonies des Pygmées Efe - Chants de l'orée de la forêt (Fonti Musicali fmd185) *
  • Africa: the Ba-Benzele Pygmies (Rounder CD5107)
  • Tuva: Voices from the center of Asia (Smithsonian/Folkways CDSF40017) *
  • Kolyma, chants de nature et d’animaux (Buda 92566-2)
  • Grand Nord Russe: les Tchouktches (Playasound PS65189)
  • Tuva, among the spirits. Sound, music and nature in Sakha and Tuva (Smithsonian/Folkways CDSF40452)
  • Khomus, jew’s harp music of Turkic peoples in the Urals (Pan Records 2032CD)
  • Spiridon Shishigin: Soul of Yakutia (Wergo SM16202)
  • Nils-Aslak Valkeappää: Goase Dusse. La symphonie des oiseaux (DAT DATCD-15)
  • ...

2. Musique savante orientale:

  • Yoshikazu Iwamoto: L’esprit du vent (Buda 92640-2)
  • Satsuma-biwa et shakuhachi (Ocora C580059)
  • Anthology of world music: China (Rounder CD5150)
  • Wang Weiping: luth pipa (Ocora C560128)
  • Mohammad Rahim Khushnawaz: le rubab de Herat (AIMP VDE-Gallo CD-699)
  • ...

3. Musiques et chants populaires de tradition:

  • Anthologie de la chanson française: La tradition (EPM 14VC99) – Coffret de 15 disques
  • Benat Achiary: Pays Basque, Arranoa (Ocora C559045)
  • Musica en Albigés. Chants et musiques du département du Tarn. (Cordae/La Talvera GEMP51)
  • Charmeurs d’oiseaux et siffleurs de danses. Albigés, Laurangués, Roergue e Carcin...Midi-Pyrénées (GEMP/La Talvera GEMP 25)
  • Tenareze: Anséths (Modal MPJ111008)
  • Ôbrée Alie: Alment d’if (Breizh CD904)
  • Kanerien Langazel: “Digor an oade” (Coop Breizh CD905)
  • Marie et Gabriel Yacoub: Pierre de Grenoble (Boucherie Productions BP3183)
  • Steeleye Span: Please to see the king (Shanachie SHCD79075)
  • Robin & Barry Dransfield: Up to now (Free Reed FRDCD18)
  • Doc and Merle Watson: Ballads from deep gap (Vanguard VMD-6575)
  • Jodler. Du Tyrol au Texas. (ARB AT8001)
  • Songs of seduction. Folk songs of England, Ireland, Scotland & Wales (Rounder 11661-1778-2)
  • Voice of the people, Vol.15: As me and my love sat courting (Topic TSCD665)
  • The Wolfe Tones: ‘Till Ireland a Nation (Triskel TRCD1011)
  • ...

4. Chanson française, musique classique, jazz & divers:

  • Jean C. Roché - Drôles d'oiseaux (CEBA-Sittelle 2002) *
  • Damia: Du caf’conc’ au music hall (EMI 2536812)
  • Kiliz & Andreany: Du caf’conc’ à la tyrolienne (M.C. Productions JBCD302)
  • Julos Beaucarne: La p’tite gayole (Big Bang 984162)
  • Olivier Messiaen: Complete bird music for piano solo. Par Carl-Axel Dominique (BIS CD-594/596)
  • Einojuhani Rautavaara : Canticus Arcticus, concerto pour oiseaux et orchestre (Ondine ODE 1041-2)
  • Dave Holland quartet: Conference of the birds (ECM 829373-2)
  • ... 

* Couverture du CD en illustration dans cet article.  

Tous droits réservés © Étienne Bours  / Colophon - 2021 
Crédits : illustrations : Alexis Nouailhat - CEBA - Centre Bio Acoustique Alpin

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Objet tribal dayak -
Tête gravée d'un calao à casque (Rhinoplax vigil), Kalimantan (Bornéo), milieu du XXè siècle. 

L'espèce est protégée par la CITES (Convention sur le commerce international des espèces) et a été déclarée en danger critique d'extinction (UICN).
La population des calao à casque d'Asie du Sud-Est a drastiquement diminué depuis une dizaine d'années. En cause, le braconnage et le trafic vers la Chine, où "l'ivoire rouge" qui provient de l'excroissance du bec de l'oiseau et ses prétendues vertus médicinales se négocient fort cher au marché noir.  

(cliquez sur l'image pour l'agrandir)

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