Les rythmes de la résistance 
Tanbou Bô Kannal ou l'affirmation esthétique d'un peuple

par Lionel Arnaud


En Martinique, les musiques et les danses héritées de la traite négrière atlantique furent longtemps les grandes oubliées des politiques culturelles françaises, et il a fallu la victoire de la gauche aux élections présidentielles de 1981 pour que l’État français et les acteurs du champ artistique commencent à les penser comme autre chose qu’une forme atrophiée de culture. La principale conséquence de cette exclusion a été de disqualifier les Martiniquais comme producteur de discours, de pensées, d’expressions artistiques et médiatiques, et de les réduire à l'état d’admirateurs des productions intellectuelles et artistiques allochtones.


Face à l’entreprise de « francisation » de la société martiniquaise engendrée par la loi de départementalisation de 1946, la pratique des musiques et des danses bèlè, danmyé et kalennda a été associée, dès la seconde moitié des années 1960, à une revendication d’indépendance culturelle. Au-delà de la seule dénonciation de l’action culturelle menée par l’État français, les mouvements culturels qui émergent alors entendent lutter contre ce que le théoricien politique italien Antonio Gramsci nommait l’« appareil de l’hégémonie politique et culturelle des classes dominantes » (Gramsci, 1992, Cahier 8, §179, p. 2), autrement dit les médias, les industries culturelles, ou encore l’alimentation, l’architecture ou la religion. Pour les militants martiniquais, l’attrait des musiques traditionnelles réside dans le fait qu'elles représentent une forme alternative de modernité qui ne peut être contenue ni dans la consommation de la classe moyenne ni dans la tradition domestiquée. Issu de la traite négrière, le bèlè désigne en effet non seulement un genre musico-chorégraphique et un instrument, le tambour, mais aussi un contexte, la swarè bèlè, et une façon d'être ensemble basée sur la solidarité et le partage. Sa mobilisation et sa réinvention constituent une tentative de réaliser un système de valeur alternatif, qui cherche à rompre avec les bases culturelles et idéologiques de la colonisation et du développement capitaliste, en faisant appel à d’autres objectifs et d’autres pratiques culturelles, sociales et économiques (Arnaud, 2020a).  

Dans le quartier de Rive-Droite Levassor, à Fort-de-France, ce sont de jeunes habitants (des collégiens, des ouvriers, des petits artisans, des employés, souvent sans contrat de travail fixe) qui ont commencé à sauvegarder et à réinventer les pratiques culturelles de leurs ainés. Parmi eux, Victor Treffre, les frères Eric et Nico Gernet organisent la préservation et la transmission de ces danses et de ces musiques marginalisées en créant différents collectifs culturels plus ou moins officiels tels que Rénovation culturelle en 1967 ou Lavwa Pitjan [la voix qui pique] en 1979, et surtout le groupe à pied Carnaval Bô Kannal au début des années 1970 - qui sera déclaré en association quinze ans plus tard, en 1986, sous le nom de Tanbou Bô Kannal (TBK). Leur volonté de vouloir pratiquer librement les musiques, les danses et les chants hérités de l’ancienne société d’Habitation se mue alors en acte de « résistance » culturelle et politique, dans un contexte où le « monde d’avant » la départementalisation et la fin de l’industrie sucrière tend à se dissoudre dans l’exode rural et la modernisation accélérée du pays.

La musique au service de l’action protestataire
De Cheikha Remitti à Bob Marley, de Bella Ciao à Canción sin miedo, du hip-hop à la pantsula, les exemples ne manquent pas pour illustrer la façon dont la musique, mais aussi les chants et les danses qui lui sont associées, peuvent devenir des vecteurs de mobilisation sociale et de contestation politique. Au-delà des engagements de certains artistes, ou de l’enrôlement d’artistes et d’œuvres musicales au service d’une cause, d’un parti ou d’un État, la musique fait partie en effet des répertoires de protestation ordinaires des militants, au même titre que les banderoles, les slogans et les pétitions (Mathieu & Balasinski, 2006 ; Traïni, 2008). Dans une sorte d’homologie entre les mondes de l’art et celui des mouvements sociaux, la notion de répertoires d’action collective a d’ailleurs été forgée en référence au jazz et au théâtre par le sociologue états-unien Charles Tilly pour analyser les moyens d’agir en commun sur la base d’intérêts partagés, autrement dit un ensemble d’œuvres disponibles, susceptibles d’être reprises. Dans la mesure où ces pratiques ne sont pas la simple exécution d’une partition ou d’un texte, ces répertoires de contestation « ressemble[nt] plutôt à celui de la commedia dell’arte ou du jazz qu’à celui d’un ensemble classique. On connaît plus ou moins bien les règles, qu’on adapte au but poursuivi » (Tilly, 1986, p. 541). Ses dernières formulations l’envisagent même en termes de performance, autrement dit des séquences d’actions et d’interactions disponibles (par exemple, manifester, faire la grève) que les participants à la politique contestataire jouent (enact), et à l’intérieur desquels ils innovent de manière limitée (McAdam, Tarrow, Tilly, 2001). 

Aux Antilles, les grèves de décembre 20091 illustrent tout particulièrement la façon dont la musique, et plus encore la pratique de la musique, du chant et de la danse, peuvent accompagner l’action collective, favoriser la mobilisation, et même sensibiliser les publics à une cause. En Martinique, les manifestations et les piquets de grève résonnèrent au son du tambour bèlè tandis que l’une des chansons fétiches de Tanbou Bô Kannal, « Tjé nou blindé » [« Notre cœur est blindé »], était reprise dans les défilés protestataires organisés par le Kolectif 5-Fevrie (K5F). Depuis, ce chant est de toutes les mobilisations indépendantistes et anti-colonialistes en Martinique. Mais c’est au début des années 1980 que TBK a commencé à arborer sur ses tambours, ses costumes et ses banderoles les couleurs rouge, noire et verte du drapeau martiniquais, que ses militants associent d’abord et avant tout aux couleurs de leur quartier dans la mesure où c’est l’un de ses habitants, Victor Lessort (1932-2022), qui a imaginé ce drapeau pour la première fois lorsqu’il était incarcéré dans la prison de la Santé avec ses camarades de l’OJAM entre 1963 et 19642. Le groupe à pied est par ailleurs régulièrement associé aux manifestations organisées par les partis et les syndicats indépendantistes de l’île, qu'il s'agisse du cinquantenaire de la mort de Frantz Fanon en 2011, du « Convoi pour la réparation » (initié en 2000 par l’un des fondateurs du Mouvement indépendantiste martiniquais) ou des commémorations des émeutes de Fort-de-France de décembre 1959. Au-delà, le groupe Tanbou Bô Kannal a été le ferment de nombre de mobilisations culturelles en Martinique. Certains de ses membres ont participé notamment à la création, en 1986, de l’association Mi Mès Manmay Matinik (AM4) [littéralement : « Nos manières à nous les gens de la Martinique »] qui s’emploie à collecter, à formaliser et à enseigner les danses et les musiques bèlè, danmyé et kalennda. 

Le carnaval ou les ambivalences de la résistance culturelle
Lorsque, à la fin des années 1970, Nico Gernet compose Tjé nou blindé, il entendait décrire l’état d’esprit des gens du quartier Rive-Droite Levassor, confrontés à la pauvreté, au mépris et au racisme des élites assimilées de la société franco-martiniquaise. La reprise de cette chanson 30 ans plus tard par des militants et des organisations politiques extérieures au quartier et dans le cadre de revendications de type syndicale illustrent ici la façon dont la musique, et plus largement les arts, peuvent acquérir une signification nouvelle en fonction de son contexte d’élocution. La portée de ce chant, qui peut apparaître comme une incantation, un « mot d’ordre », une complainte, un récit social ou politique, ne peut en effet être réellement comprise que si celui-ci est resitué dans le rapport qu’il entretient avec un public et un environnement social et historique donné. C’est ici le contexte qui produit la politisation de tel ou tel répertoire musical, autrement dit sa transformation en répertoire artistique en répertoire politique (Arnaud, 2022).

En Martinique, la tradition du carnaval autorise tout particulièrement des formes d’expression qui, si elles ne peuvent être directement associées à une manifestation ouvertement politique, peuvent être rapprochées des répertoires de protestation populaire (Tartakowsky, 1998)3Au début des années 1970, les jeunes de Rive-Droite Levassor n’hésitent pas à investir le carnaval de Fort-de-France avec leurs instruments, leurs chants et leur propre « son ». En jouant sur des tambours djembé ou ka, portés à bout de bras, ils entendent lutter contre l’image dégradée de leur quartier et revaloriser leurs « traditions », à l’envers du « carnaval bourgeois » et des « chars fleuris » des Comités d’organisation. Situé à la lisière de la ville-centre, sur les bords du canal Levassor, leur quartier est, il est vrai, l’un des plus stigmatisés de Fort-de-France. Ils le renomment affectueusement « Bô Kannal » tout en initiant, pour la première fois en Martinique, un groupe à pied structuré et organisé, en mesure de se démarquer des groupes « vagabonds » (vakabonajri) et de redonner ses lettres de noblesse à la musique « négro-martiniquaise ». 

Un autre objectif de TBK était de structurer le vidé de carnaval, ce défilé de personnes qui suit les musiciens en dansant et en chantant. Ces vidés racontent de manière satirique, avec impertinence ou malicieusement, un événement public ou personnel notoire, ou sont tout simplement repris du Concours de la chanson créole initié par les Comités. A la différence des « malpròp » qui scandent des cortèges d’insanités et d’obscénités, les jeunes de Bô Kannal refusent en tout cas les chants « pornographiques » et le « n'importe quoi » pour leur préférer des paroles issues du répertoire bèlè, en même temps qu’ils s’efforcent de mettre les danses d’« antan lontan » (i.e. d’avant la départementalisation) au service de la transmission d’un art de vivre en voie de disparition. Au début des années 1960, l’une des premières initiatives de Victor Treffre est par ailleurs de remettre au goût du jour la figure du Papa djab, le Diable rouge qui constitue un personnage incontournable du carnaval martiniquais. Fourche en main, le Diable rouge attaque, pique, effraye, gesticule, fonce sur les enfants qui hurlent de frayeur : « Diab-la ka mandé an ti-manmay, an ti-manmay ki san batem ! » [Le diable demande un enfant, un enfant non baptisé !]. Avec cette figure, Victor contribue à éveiller la curiosité des enfants et des jeunes à l’égard des traditions culturelles du quartier. Au fil des années, ce sont aussi d’autres figures du carnaval que les militants de TBK choisissent de mettre en valeur : Maryann Lapo-fig (masque couvrant le corps d’un épais habit de feuilles de bananiers sèches qui tombent jusqu’à terre en bruissant), Caroline zié loli (figure hybride composée d’un homme et d’un mannequin), Papa djab (Diable rouge), Nèg Gwo Siwo (individus enduits d’un mélange de sirop de batterie et de suie, leur donnant un aspect noir luisant), Mariages burlesques (où les rôles sont inversés), etc.


Sur la rive droite du canal Levassor, le danmyé, le bélè, la kalennda, les papa djabs sont peu à peu mêlés et mobilisés par les militants de TBK comme des instruments d’une prise de parole singulière, d’une revalorisation culturelle des habitants, mais aussi d’une convivialité et d’une réinvention de la communauté politique martiniquaise. Les danses, les musiques, les tenues du carnaval sont réinvesties comme des moments d’expression collective. Elles agissent comme des « pratiques cognitives » (cognitive practices) selon le mot de Ron Eyerman et Andrew Jamison (1998 : 42), en mesure de jouer un rôle de catalyseur dans la transformation des préférences culturelles, des mesures et des valeurs des habitants du quartier Rive-Droite Levassor, et plus largement des Martiniquais. De façon générale, et parce qu’il met en scène l’appartenance au quartier via des chants, des musiques, des costumes, des couleurs et des banderoles, le groupe Tanbou Bô Kannal a permis d’affirmer et de revaloriser la place et l’existence des habitants de Rive-Droite dans une sorte de renversement du stigmate perceptible dans la dénomination « Bô kannal », qui traduit une forme de réappropriation d'un espace dénigré pour le transformer positivement, à partir d'une mobilisation utilisant le carnaval et plus largement les danses et les musiques « négro-martiniquaises ».

Résistance « publique » et résistance « cachée » 
Le carnaval agit comme un espace libre, ouvert à toutes et tous et immédiatement disponible, où toutes les expressions sont imaginables pour traduire les idées de rébellion et de revendication sociale et politique, loin des contraintes morales et réglementaires de la société dominante. A la différence toutefois d’une manifestation ouvertement contestataire, portée par des revendications claires et explicites, le carnaval entend opérer « une fuite provisoire hors du mode de vie ordinaire » (Bakhtine, 1982) via un ensemble de répertoires d’action qui se veulent avant tout festifs et ludiques : masques et déguisements, danses et marionnettes, musiques et chants, il s’agit à chaque fois de moquer, de provoquer, de défier voire de renverser les valeurs, le temps d’une fête qui dure quatre jours et quatre nuits jusqu’au Carême. On touche alors à la complexité de la notion de résistance, qui peut être tout autant « publique » que « cachée » (Scott, 2009). Dit autrement, il existe des résistances qui ne disent pas leur nom, dans une sorte de duplicité, de double jeu vis-à-vis des dominants.

Au sein du carnaval comme ailleurs, l’interprétation du répertoire musical développé par les militants de TBK dépasse donc largement l’usage que peuvent en faire les militants politiques, les syndicats et les partis dans la mesure où, pour eux comme pour d’autres Martiniquais, jouer au tambour ou danser le bèlè participe avant tout de l’affirmation ordinaire d’un mode de vie. Pour l’anthropologue états-unien James Scott, dont les principaux terrains d’étude sont l’esclavage, la féodalité, la colonisation et le système des castes (des contextes où les dominés n’ont ni droits civiques ni moyens légitimes pour résister au statut qui leur est imposé par la naissance), la « résistance quotidienne » est une forme d’action politique « informelle, tacite et déguisée », menée par des groupes subordonnés. Dans un environnement hostile, les descendants des Africains déportés aux Amériques n’auraient ainsi eu d’autres choix que d’incorporer leur histoire dans des objets, des formes esthétiques et des organisations sociales, sans parler de leur langue et de leur propre chair. Et aujourd’hui comme hier, les Noirs dominés ne seraient donc pas vraiment abusés par les Blancs dominants : ils tendraient plutôt à s’en moquer, voire à développer des « arts de la résistance » dont le répertoire s’étendrait du haussement d’épaules au carnaval, en passant par les moqueries et les détournements au travail. Une approche qui, lorsqu’elle est mobilisée par certains militants martiniquais, ne se dépare pas d’un certain romantisme. Comme le remarque Louis Pinto, la valorisation des vertus de l’infrapolitique « ressemble un peu à une idéologie de consolation qui, à la croyance en des lendemains radieux, substitue la recherche dans la nuit, à la lanterne, d’un déjà-là rassurant de la révolte : les révoltés sont parmi nous, il suffit d’y prêter attention, en dehors de tout préjugé « politique » » (Pinto, 2011, p. 108). Rappelons surtout que, loin de contredire les processus de domination, la notion de résistance en constitue un processus consubstantiel et inhérent (Hmed & Laurens, 2011).

Reste que quelqu’un résiste toujours à quelque chose, ne serait-ce que pour ne pas se retrouver dans une situation désagréable. A Bô Kannal, la pratique du tambour, du chant et de la danse est là pour affirmer l'existence des habitants du quartier en même temps que leur capacité esthétique, celle-là même qui leur était déniée par l’État français et les autres catégories sociales. A l’image des hautes terres de l’Asie du Sud Est, analysées là encore par James Scott (2013), mais aussi des Mornes et des forêts où se réfugiaient les Nègres marrons qui refusaient de se soumettre à l’esclavage et à l’ordre colonial, le quartier de Bô Kannal apparaît comme une « zone-refuge », un espace libéré des influences de la société extérieure, un véritable « conservatoire », matériel et symbolique (Arnaud, 2021). La musique et la danse y participent d’une résistance « passive » qui, à l’image des sociétés marronnes analysées par Gabriel Entiope (1996, p. 217), consiste « à récréer un monde à eux différent de celui du Blanc, différent de celui que l’on voulait lui imposer ». Cette imaginaire du marronage a d’ailleurs contribué à rejeter non seulement les musiques traditionnelles urbaines, telles que la biguine, considérées comme un produit de la petite et moyenne bourgeoisie assimilée et assimilationniste de Saint-Pierre, l'ancienne capitale de la Martinique, mais également une musique comme la haute taille, quadrille à commandements dérivé de la contredanse française qui n’a survécu que dans certains quartiers agricoles de la commune du François, sur la côte Atlantique, et qui reste pourtant pratiquée par le même type de population que celui qui pratique ailleurs le bèlè

L’économie morale des danses et des musiques "négro-martiniquaises"
Marronage ou pas, la musique est ancrée dans la vie quotidienne des habitants de Bô Kannal, et plus encore dans les valeurs et les coutumes légitimées par la tradition, ce que l’historien britannique Edward P. Thompson nomme une « économie morale ». Dans son ouvrage sur La formation de la classe ouvrière anglaise (1988), ce dernier décrit le conflit entre les tisserands à bras et le système des fabriques, ressenti et perçu comme une profonde injustice. Ce faisant, il montre que la détermination fondamentale de la lutte des classes est moins économique qu’éthique, dans la mesure où elle oppose deux ethos, deux modes de vie (coutumes) et, plus largement, deux conceptions de l’existence (valeurs). Tout comme les classes laborieuses de l’Angleterre du XIXe siècle, la mobilisation des musiciens de Bô Kannal a pris la forme « d’une résistance consciente à la disparition d’un ancien mode de vie » (p. 540), d’une résistance au « mode de vie méthodique du capitalisme industriel » (p. 534) diffusé par la colonisation, plus tard la départementalisation. La musique, la danse et le chant ont permis aux habitants de Bô Kannal de maintenir et de produire leurs formes de vie propres, celles qui s’accordent le mieux à leurs conditions d’existence, à leurs expériences et à leurs points de vue sur le monde, tandis que leur « prise de conscience » (de classe, de noirs, de colonisés) participe davantage de logiques et de ressorts « endogènes », nés de l’expérience de la séparation spatiale, sociale et raciale, que d’une politisation envisagée de l’extérieure (Arnaud, 2020c).

Ainsi relégués aux marges de la société martiniquaise, les jeunes de Bô Kannal n’ont eu d’autres choix que de puiser dans leur environnement familier pour maintenir les traditions culturelles et sociales de leur quartier. Au milieu des années 1970, ils s’emploient à élaborer et à stabiliser leur propre « son », le kalenbwa, soit une fusion entre la kalennda, l’une des plus anciennes danses martiniquaises d’origine africaine, et le chwal bwa, la musique des orchestres de manèges en bois sur lesquels ils s’amusaient enfants lors des fêtes patronales. Pour pouvoir jouer cette musique dans la rue, ils ont par ailleurs entrepris de décomposer les différentes rythmiques en autant d’instruments inventés pour les besoins de la déambulation. Des innovations organologiques sont introduites sur la base d’éléments traditionnellement disjoints. Aux lourds tambours djembé et ka des premières sorties dans les rues de Fort-de-France se sont ajoutés puis substitués différents types d’instruments : des ti-bwa, des doum-be-doum, des basses et des tambours médiums, des chacha. Plus légers et maniables, ils sont conçus et fabriqués par les membres du collectif à partir de matériaux de récupération, notamment les peaux de cabris venant de l’abattoir où travaillaient certains membres du groupe, mais aussi et selon les possibilités des tubes en PVC ou des barils de viande salée, de salaison. Les expérimentations musicales et techniques développées par les jeunes de Rive-Droite participent ainsi d’un agencement subtil entre d’un côté, l’héritage des rythmes et des sons danmyé, kalennda et bèlè et, de l’autre, l’influence de la rue qui caractérise le carnaval et fonde leur originalité stylistique. Dans un contexte de pauvreté, la débrouillardise n’est pas seulement une affaire de survie : elle contribue à favoriser l’imagination, la récupération, l’entraide.

De la résistance communautaire au changement culturel
L’histoire du groupe Tanbou Bô Kannal nous rappelle que la production culturelle est étroitement liée aux relations sociales, dans la mesure où ce sont ici les conditions de vie matérielle en même temps qu’un espace des sociabilités singulier qui ont contribué à «refabriquer» des formes esthétiques, musicales et chorégraphiques héritées de l'ancienne société d'Habitation. En retour, ces dernières deviennent « les vecteurs d’une communauté qui s’imagine, [qui] se projette dans un univers social redéfini » (Darré 1996, p. 164). Elles apparaissent comme des ferments de mobilisation sociale, des grammaires pour l’action collective et contribue tout autant au changement culturel qu’à la transformation des rapports sociaux ou politiques.

Sur le plan strictement artistique, les capacités de création et d’ingéniosité musicale de TBK n’ont pas manqué d’inspirer de nombreux artistes. Ainsi, depuis le début des années 2000, la montée en puissance d’une jeune scène musicale de plus en plus attirée par le patrimoine musical et chorégraphique « négro-martiniquais », a renforcé la légitimité du bèlè. Les références, mêmes parcellaires, faites à ce genre servent en quelque sorte à « martiniquaniser » le dancehall, le hip hop, le ragga, ou encore la musique électronique, tout en permettant à ces artistes d’affilier les dimensions parfois militantes de leurs textes au socle de référence des musiques bèlè. En retour, certains musiciens de bèlè qui s’associent à des artistes issus de cette nouvelle scène peuvent bénéficier de leur popularité, en particulier auprès des jeunes générations, à l’image des collaborations de Victor Treffre avec le guitariste et musicien électronique Jeff Baillard et, plus indirectement, avec Baron Black, toaster et DJ du collectif dancehall Big Famili. Le statut de tradition conféré au bèlè est donc alimenté par une double logique : tantôt comme un moyen de se rattacher à l’histoire et à la culture locale, tantôt comme une limite à dépasser via l’apport et l’intégration de traditions musicales variées, mais qui se rattachent toutes à l’histoire et aux cultures des peuples afrodescendants.

Une chose est certaine : qu’elle soit culturelle ou artistique, la résistance ne saurait être donnée d’avance. Comme l’analyse le philosophe Christian Ruby au sujet de la conversion d’une partie de la culture et des arts contemporains en produits institutionnels ou en instruments du pouvoir politique, « La résistance se construit à chaque fois contre quelque chose, grâce à quelqu’un ou quelques-uns, au sein de conditions spécifiques et de réactions particulières, et en vue de quelque but » (Ruby, 2000). Une manière de rappeler que la culture et les arts ne mènent pas une existence retranchée, à l’abri des relations sociales et des conflits, et que leur interprétation est toujours sujette à caution. 

 Mise en ligne : septembre 2022

 

Notes

  1. En janvier et février 2009, une grande grève générale contre la vie chère a paralysé la Martinique pendant 38 jours. La grogne avait débuté en Guyane le 28 novembre 2008, puis gagné la Guadeloupe le 20 janvier 2009 à l'appel du LKP (Lyannaj Kont Pwofitasyon), collectif regroupant syndicats, partis politiques et associations identitaires. En Martinique, un mouvement similaire démarre le 5 février et s'achève le 14 mars sur un accord instaurant une hausse des salaires de 200 euros pour 60% des salariés du privé. 
  2. L’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste Martiniquaise (OJAM) était un mouvement clandestin créée en 1961. En 1963, dix-huit de ses membres sont arrêtés par la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) pour avoir placardé, la veille de Noël 1962, une affiche intitulée « Manifeste de la jeunesse de Martinique » avec le slogan : « La Martinique aux Martiniquais ». Cinq d’entre eux écopent de peines de prison ferme. Ils seront relaxés en appel en avril 1964. Les treize autres ne seront pas condamnés, tandis que de nombreux autres militants resteront inconnus de la police et de la justice. L’organisation est dissoute par l’État français en 1967 pour « atteinte à la sureté de l’État ».
  3. Ainsi, dans les Amériques, le carnaval a toujours présenté deux faces : d'une part, le « Pretty Mas », « Fancy Mas » ou « carnaval bourgeois », autrement dit la fête colorée et joyeuse au cours de laquelle des chars et des groupes de marcheurs bien organisés se succèdent en arborant des costumes chatoyants et richement décorés ; et le « Traditional Mas », « Ole Mas » ou « carnaval des malpropres » qui met en scène des personnages costumés, menaçants et perturbateurs (Diable Rouge ou Bleu, Voleur de Minuit, Pierrot Grenade, Jab Jab, Makoumé, Mas Bésé Rob, etc.), et au cours duquel des masques isolés et des petits groupes d'hommes et de femmes défilent dans des costumes provoquants, souvent bon marché et confectionnés avec les moyens du bord. Cette dualité du carnaval, qui sépare deux publics et deux répertoires carnavalesques, l'un statique, esthétique et d'inspiration européenne, l'autre déambulatoire, vaguement menaçant et ancré dans la culture afro-créole, se manifeste avec des groupes qui cherchent à contester l'hégémonie culturelle des élites bourgeoises, en occupant l'espace public (Arnaud, 2020b ; Burton, 2018).




    Bibliographie
     

    Arnaud Lionel, « Kanaval ka rivé ! Maché an mass’ là ! ». Du renouveau nationalitaire à la crise sanitaire, le carnaval comme moment politique aux Antilles françaises", Théâtre/Public, n°244, 74-82 (2022); 
    - « Le quartier comme dispositif d’apprentissage non-formel. Mobilisations populaires et renouveau des traditions chorégraphiques et musicales en Martinique », ¿Interrogations?, n°32 [en ligne] (2021);
    - La politique des tambours. Cultures populaires et contestations postcoloniales en Martinique, Paris, Karthala/Sciences Po Aix (2020a);
    - « Carnival as Contentious Performance. A Comparison between Contemporary Fort-de-France, Pointe-à-Pitre, and London Carnivals ». Journal of Festive Studies, 2 (1), 179-202 [en ligne] (2020b);
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      Tous droits réservés © Lionel Arnaud  / Colophon -  2022. 
      Photographies & Vidéos © Jean-Michel Terrine 


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    Carnaval de Fort-de-France.
     
    Des centaines de carnavaliers d
    éfilent sur 8 kilomètres le long du canal Levassor derrière le groupe Tanbo Bô Kannal fier de porter les "revendications" de résistance et de transmission culturelles affichées sur la banderole de tête du cortège.  
    (
     
    © Jean-Michel Terrine )
    (cliquez sur l'image pour l'agrandir)