La théologie de la libération: son rôle anti-hégémonique1
par François Houtart


Le rôle de la pensée a bien été souligné par Antonio Gramsci dans la construction de l’hégémonie et de la contre-hégémonie, mais on peut se demander comment une théologie peut avoir une place dans un tel processus ?

Rappelons tout d’abord que la théologie de la Libération est une véritable théologie, c'est-à-dire un discours sur Dieu. Elle s’affirme cependant contextuelle à l’encontre d’une théologie a-historique, hors du temps. Dès le départ, elle a explicité son contexte : la réalité des pauvres et des opprimés, leurs luttes et leur vie de foi au sein de ces réalités, ce qui correspond à l’option de Jésus lors de sa vie en la Palestine de son temps.

La théologie de la libération est née en Amérique latine dans les années 1960, après le Concile Vatican II. Celui-ci avait déjà introduit une dimension inductive dans la lecture de la réalité sociale. Une telle démarche avait été préparée par une théologie politique (Jean Baptiste Metz en Allemagne) ou une théologie des réalités terrestres (Gustave Thills à Louvain) un renouveau de la pensée sociale chrétienne (Chenu en France). Du côté protestant certaines lectures théologiques avaient été même plus audacieuses (Bonhoeffer).

Le continent latino-américain entrait dans sa période néolibérale, promue par les dictatures militaires et appuyée par les États-Unis. Les luttes sociales et politiques s’aiguisaient. Les mouvements sociaux étaient réprimés. Des milliers de paysans, d’ouvriers, d’étudiants, d’intellectuels étaient emprisonnés, torturés, massacrés. Beaucoup étaient croyants et luttaient en faisant référence à leur foi dans un désir de justice, d’émancipation et de participation.

Les Communautés ecclésiales de base faisaient découvrir une autre manière d’être Église dans un continent où le manque de prêtres ne permettait pas l’encadrement pastoral suffisant. Mais la perspective était plus profonde encore : les bases choisissaient leurs responsables et la lecture biblique en réponse aux situations sociales alimentait les cœurs et les pratiques. L’Église des pauvres se construisait. Ce n’était pas du fondamentalisme biblique, mais un questionnement : que ferait Jésus dans la situation d’aujourd’hui ? Que signifient les valeurs du royaume par lui annoncées, dans les circonstances vécues d’inégalité, d’exploitation, de répression. Une partie des prêtres et un certain nombre d’évêques, proches de ces préoccupations populaires, les accompagnèrent. Au début, un mouvement comme la Jeunesse ouvrière chrétienne, joua en Amérique latine, un rôle déterminant, grâce à sa méthode : voir, juger, agir. Beaucoup de laïcs et de prêtres subirent les conséquences de leur engagement et furent emprisonnés et même tués (entre autres les jésuites et Monseigneur Romero au Salvador, mais bien d’autres encore dans l’ensemble du continent).

C’est dans ce contexte que naquit la théologie de la libération, une réflexion sur le réel des luttes sociales. Comme le disait avec humour un analyste : la théologie de la libération ne se demande pas si Dieu existe, mais où il est ?  Évidemment avec les pauvres, avec les opprimés, avec ceux qui luttent pour la justice. A ce moment tout prend un autre sens. C’est l’ensemble de la construction théologique qui bascule pour accompagner une vie religieuse renouvelée. Les sacrements ne sont plus des rites stéréotypés ou des étapes d’un salut exclusivement individuel, sinon des appels à la fidélité au message de transformation du monde où chaque personne est appelée à réaliser sa part. La liturgie, cette respiration dans un univers banalisé, préfigure la communion entre tous sur base d’équité et d’amour. L’évangélisation signifie l’insertion des valeurs de justice dans les sociétés, sans prétendre au monopole, mais en insistant sur la spécificité de l’apport de Jésus de Nazareth. Ce dernier, aurait-il été exécuté s’il n’avait pas dénoncé tous les pouvoirs d’oppression, économique, sociale, culturelle, religieuse, politique, coloniale, au nom de ce Dieu qu’il appelle Père ? L’Église elle-même n’est plus cette construction hiérarchique, où l’autorité signifie pouvoir, sinon le « peuple de Dieu », comme l’exprimait le Concile Vatican II, c'est-à-dire la communauté des croyants cheminant dans ce monde d’injustice et voulant être les témoins de cette magnifique utopie de l’amour traduit en termes interpersonnels et sociaux.

D’où, au sein de la théologie de la libération,  de nombreuses systématisations : christologie, théologie sacramentaire, liturgie, ecclésiologie.  Mais un domaine fut évidemment privilégié, celui de l’éthique sociale. L’explicitation du contexte exigeait la médiation d’une analyse sociale. La théologie de la libération rendit celle-ci explicite. Pour être fidèle à l’esprit de l’évangile, il fallait lire le monde avec les yeux de ceux d’en bas et donc adopter l’analyse qui rendait le mieux compte de leur situation. Dans le cas échéant, il s’agissait de l’analyse initiée par Marx dans le contexte de son temps et adaptée aux circonstances contemporaines. A cette époque, en Amérique latine, s’était développée la théorie de la dépendance, mettant l’accent sur l’inégalité des rapports économiques et sociaux entre le Nord et le Sud. Elle fut utilisée comme une des bases de l’analyse sociale pour l’élaboration d’une nouvelle éthique chrétienne.

Contrairement à la Doctrine sociale de l’Église dont l’analyse reste implicite, la théologie de la libération revendique clairement la base analytique de sa démarche. Au lieu d’appréhender la société en termes de strates superposées dont la collaboration permet de construire le bien commun, il s’agit de la considérer comme une structure de classes où les éléments sont en rapport mutuels. Ainsi, la pauvreté comme fait social, n’est pas un état, mais bien le résultat d’un rapport social. Il ne suffit pas d’avoir de la compassion pour les pauvres, il faut changer les structures sociales qui créent la pauvreté.

La théologie de la libération connût aussi des développements ailleurs qu’en Amérique latine. En Afrique du Sud, la rigidité de l’apartheid ajoutait une dimension raciale aux injustices sociales. Un tel déni d’humanité ressemblait à la manière dont on traitait les lépreux ou les épileptiques dans la Palestine du temps de Jésus. Tant chez les Protestants, que chez les catholiques, des théologiens utilisèrent la même démarche pour dénoncer cette situation. Dans le reste de l’Afrique, la démarche théologique nouvelle fut plus en phase avec la récupération de l’identité culturelle et elle commence seulement à aborder les thèmes de l’exploitation par le capitalisme mondial.

En Asie, c’est aux Philippines que fut diffusée une pensée libératrice en théologie, similaire à la démarche latino-américaine, parce que les structures sociales et politiques étaient les mêmes, en partie à cause d’une histoire coloniale semblable et de la dépendance du même capital extérieur. En Inde et à Sri Lanka, la permanence de la structure de castes (également sur base de la division du travail, mais alliée avec celle des races et une lecture religieuse de la société) demandait une analyse spécifique. En plus, il fallait tenir compte du fait que le christianisme était minoritaire et que les relations avec les religions asiatiques pour définirspan style="font-family: arial,helvetica,sans-serif;">une éthique sociale nouvelle (bouddhisme surtout), revêtaient une dimension centrale.

Dans le monde arabe, c’est au sein de la population chrétienne de la Palestine que cette pensée attira une certaine attention. Quelques intellectuels musulmans du Liban, de la Tunisie, de l’Égypte, de l’Iran, de l’Indonésie, du Soudan, bravant le poids de l’Islam politique et au prix parfois de leur liberté ou de leur vie (Mahmoud Mahomet Taha au Soudan) ouvrirent quelques pistes dans cette direction. En Indonésie, le principal mouvement musulman populaire traduisit le livre de Gustavo Gutierrez (Théologie de la Libération) en langue malaise.

La dimension historique du personnage Jésus fut mise en valeur par plusieurs théologiens. Les progrès de l’archéologie biblique, la découverte des manuscrits de Qumran, les ouvertures de la sociologie des religions, contribuèrent à une lecture renouvelée de qui était Jésus. La lecture théologique des diverses traditions chrétiennes et même des évangiles, s’éclairait d’un autre jour. Jésus était aussi un acteur social dans une société bien précise. La manière dont il se situa avait un sens que l’on ne pouvait ignorer si l’on voulait comprendre son message. D’où des travaux parallèles à ceux des théologiens, mais qui fournirent de nouvelles bases de réflexion, en Amérique latine, en Europe et en Inde.

Dans le Nord, c’est aux États-Unis que la
Black theology vit le jour dans les années 60, au sein des Églises protestantes, en référence avec la situation sociale des noirs dans le pays et du racisme existant.

Assez rapidement, en Amérique latine, de nouveaux thèmes émergèrent. Ce fut d’abord la théologie féministe de la libération, en liaison avec le rôle des femmes dans les luttes populaires. Il en résultat une relecture théologique et biblique, avec les yeux des femmes doublement opprimées, en tant que classes subalternes et en tant que genre. Au fur et à mesure que le facteur environnemental prenait de l’importance, une théologie de l’écologie se développa également. Enfin, le réveil des peuples indigène à partir des années 1960, encouragea aussi la naissance d’un autre regard sur les spiritualités des peuples originaires.

Inutile de dire que ce courant théologique provoqua des réactions. A l’extérieur, le document de Santa Fe (États-Unis) qui préparait la première présidence du Président Reagan, pointa la théologie de la libération comme un des objectifs à combattre en Amérique latine. A l’intérieur de la plupart des Églises chrétiennes et surtout de l’Église catholique, ce courant ne fut pas considéré moins subversif et il fit l’objet d’une répression systématique, les théologiens étant interdits d’enseignement, les centres de formation ne pouvant aborder le sujet. La restauration d’une Église dont la hiérarchie a le monopole de la définition du sens, sans aucune médiation des sciences humaine en matière d’éthique sociale, ne pouvait guère intégrer les perspectives d’une théologie de la libération. Celle-ci trouva refuge dans quelques rares centres œcuméniques, dans certaines universités séculières et à la base dans des groupes de chrétiens, souvent marginaux par rapport aux institutions officielles, mais réfléchissant sur leurs pratiques dans la poursuite de la justice et le sens que leur foi peut y apporter.

Les nouveaux défis de la crise économique du capitalisme mondial et de la destruction écologique forment de nouveaux horizons que la théologie de la libération aborde aujourd’hui.


 


  1. Ce texte a fait l'objet d'une première publication dans le bimestriel  Le Sarkophage, Lyon, 2013.
    Il est reproduit sur ce site avec l'autorisation de l'auteur. © François Houtart. 

Bibliographie
Parmi les nombreux ouvrages de François Houtart citons:

  • L'Eglise à l'heure de l'Amérique latine (avec E. Pin), Paris, Casterman 1964.
  • Religion et modes de production précapitalistes, Bruxelles, Éditions de l'ULB, 1980.
  • Sociologia de la religión, Managua, Nicarao, La Havane, CEA, 1992.
  • Religion et ruptures sociales, Paris, L'Harmattan, 1994.
  • L'Autre Davos (avec François Polet), Paris, L'Harmattan, 1999.
  • La tiranía del Mercado, Edición Popular, Madrid, 2001.
  • Mercado y Religión, San José, Costa Rica. DEL, 2002.
  • Mondialisation des résistances. L'etat des luttes 2002 (avec Samir Amin), Paris, L'Harmattan, 2002.
  • Hai Van, socialisme et marché. La double transition d'une commune vietnamienne, Paris, Les Indes savantes, 2004.
  • Délégitimer le capitalisme. Reconstruire l'espérance (préface de Samir Amin), Bruxelles, Éditions Colophon, 2005.