LA JORA  (le livret)
Mélodies métisses de la Sierra Norte



Comparé aux pays andins voisins, l’Equateur présente un bilan économique et social nettement plus souriant, même si de choquantes disparités sociales subsistent et que, sporadiquement, les tensions communautaires secouent, parfois avec violence, la vie politique du pays. 

Comme ailleurs dans les pays andins, le monde rural en Equateur, indien et largement majoritaire, n’occupe toujours pas une place politique proportionnelle à son importance numérique. La lutte des classes pour plus de justice sociale prend ici aussi, comme en Bolivie et au Pérou, des allures de lutte identitaire opposant les Indiens, ruraux et pauvres, aux Blancs, citadins et généralement riches. Les Métis constituent quant à eux un groupe tampon intermédiaire, tantôt bercé – quand la situation économique le permet –, par les chimères d’une élévation sociale rapide, tantôt – en période de récession –, plus solidaire des classes défavorisées desquelles il reste socialement et culturellement plus proche. Le modèle néolibéral, dans son expression la plus radicale, encourage la privatisation et l’individualisme, ce qui ne peut se faire qu’aux dépens des collectivités et de la solidarité en général. Dans un pays où la majorité de la population éprouve des difficultés économiques, le rôle que joue la nouvelle et fragile classe moyenne est déterminant. Car au-delà de ces fractures caricaturales résultant en partie de l’héritage colonial, l’Equateur, comme tant d’autres pays d’Amérique latine, doit faire face aujourd’hui aux agressions d’une mondialisation débridée et utralibérale qui lui impose un développement consumériste sur le modèle nord-américain. Lequel «développement» dans les pays pauvres ne profite réellement qu’à une petite minorité de nantis, ne prospérant que du fait de ces inégalités sociales. Les campagnes accusent toujours un certain recul par rapport aux rythmes des métropoles et des grandes villes. La petite ville de Cotacachi, où règne une tranquille désuétude toute provinciale qui ne manque pas de charme, doit sa prospérité à ses artisans tanneurs et au commerce des articles de cuir. Sa population, métisse et indienne, offre une photographie assez représentative du tissu social dans la Sierra et de l’évolution de celui-ci.

Ima livret la jora 115
On ne prête pas qu’aux riches
Le groupe Cantavicos est issu de la fusion de deux formations musicales locales. Tous ses membres sont des usagers et des bénéficiaires directs d’une coopérative locale de financements alternatifs (Cooperativa de ahorro y credito «El Ejido»). L’accès aux mécanismes financiers, tels que les prêts personnels échelonnés ou les prêts d’investissement à très faible intérêt, permet aux coopérateurs de poursuivre leur développement économique, ce qui leur serait aujourd’hui refusé par le système bancaire classique, car ils ne
pourraient présenter les garanties exigées.

Les membres de ce groupe sont tous des métis, à des degrés divers, et leurs racines indiennes ne font pas l’objet d’une revendication particulière, comme c’est parfois le cas ailleurs dans les Andes (1). Leur assez bon niveau de développement et de vie en général, comparé à celui d’autres régions, ainsi que l’accès à l’éducation, réduisent les tensions et la fracture sociale entre les communautés et limitent dans un sens les luttes et les revendications identitaires.

Mais le répertoire du Grupo Cantavicos traduit aussi toute l’ambiguïté de leur position sociale. Les
références indiennes sont multiples, sans toutefois être véritablement politiques ou identitaires, comme par exemple le choix du titre pour cet album (2). Tous les morceaux, même «traditionnels», ont subi, parfois depuis longtemps déjà, un très fort «métissage». Les instruments d’origine indienne et hispanique se mélangent indistinctement, pratiquement dans tous les morceaux, et le quechua, la langue indigène par excellence, ne subsiste plus qu’au travers de quelques expressions. Souvent d’ailleurs, en ce qui concerne le répertoire traditionnel, ce sont les versions instrumentales, parfaitement maîtrisées musicalement et souvent «arrangées», qui sont jouées plutôt que les versions chantées, car plus personne ne parle assez bien le quechua ou ne se souvient des paroles. Enfin, un nouveau répertoire d’auteurs nationaux, chanté exclusivement en castillan, se substitue progressivement au répertoire traditionnel communautaire, collectif et anonyme.     

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(1) Dans la même collection, le disque Wayra - Musiques des Indiens yampara et charkas (Col.CD 109) illustre la résistance culturelle d’un groupe de jeunes métis (Comunidad Pachamama) de la région de Sucre, au Chuquisaca en Bolivie. Le disque Mink’a - Chants de la terre et de la jeunesse (Col.CD 114) par le Takiy Huayna, illustre l’expression identitaire indienne dans la région de Cuzco, au Pérou. 

(2) La bière traditionnelle, appelée « chicha », s’obtient par la fermentation du maïs. Lorsque le maïs fermenté germe, on obtient alors la jora, ou la chicha de jora.  


 
le CD: les titres

  1. Chinchinal (fox incaico)  - Nom d’une montagne
    Cette version lente et instrumentale originaire de Mira, près de la frontière colombienne, n’est plus jouée que lors des fêtes locales. Elle évoque l’amour perdu et la souffrance de l’amant qui pleure la séparation.   

  2. Longuita (sanjuanito alegre) - Terme affectueux du quechua «longuo» désignant une adolescente
    Ce rythme indigène ancien, syncrétisme entre les mondes chrétien et «païen», exprime à la fois un sentiment religieux et les sentiments des jeunes hommes envers les jeunes filles durant la saison des récoltes. 

  3. Cotacacheñita (pasacalle alegre) - Du nom donné aux femmes originaires de Cotacachi
    La particule «nita» exprime ici à la fois la jeunesse et une grande tendresse.
    Ce chant qui fait l’éloge des femmes de Cotacachi fut composé, tout naturellement, par un enfant du terroir, le poète, violoniste et chansonnier Armando Hidrobo qui vécut et mourut à Cotacachi (? - 1884).

    "
    Qui est ton égale, Cotacacheñita ?
    Toi qui gardes pur ton cœur,
    Ni la femme de la Sierra,
    Ni celle de la côte."

  4. Jumbo - Du nom d’un rythme à danser
    Ce morceau instrumental est originaire de Cotacachi. Il se joue généralement pour la fête patronale du canton de Santa Ana de Cotacachi, le 1er août. 

  5. Albazo - Du nom d’un rythme
    Cet air, typique de la Sierra équatorienne, est joué pour honorer et remercier les donateurs (prioste) lors des fêtes patronales. Dès l’aube, la fanfare rend visite aux notables dans leurs maisons. Ceux-ci offrent généralement à boire aux musiciens. 

  6. Taita amito de mi vida (sanjuanito indigena) "Père et seigneur de ma vie", d’Armando Hidrobo.
    En quechua, «Taita» signifie «père» et en castillan «amo» désigne un seigneur. Ce chant évoque l’éloignement d’un jeune travailleur (indien) de la maison paternelle : « Père et seigneur de ma vie, je dois me séparer de toi pour me rendre au travail ce matin très tôt (madrugada).

  7. Canchano vago (capishca - alegre)
    Un canchano est une sorte de clochard, de vagabond (vago), utilisé occasionnellement pour porter des messages. Ce chant était aussi connu sous le titre de «Sombrarito» (petit chapeau) ou encore «José-Maria». 

  8. Aires de mi tierra (albazo)
    Ce chant, qui fait l’éloge de la ville de Cotacachi, a également été composé par Armando Hidrobo.
     
  9. San Juan de los toros (sanjuanito alegre) - "Saint Jean des Taureaux"
    Dans la Sierra Norte, ces mélodies accompagnent les corridas populaires. Il s’agit de corridas sans mise à mort ni banderillas.

  10. Runaucho (tonada)
    Ce mot quechua désigne à la fois un plat à base de poivrons et un banquet.
    Dans la version chantée, on décrit les différents mets qui constituent habituellement un repas de noces dans la Sierre Norte. 

  11. La bocina (fox incaico) - Du nom d’un grand cor servant à rassembler le bétail dans la montagne
    Composé durant la première moitié du XXe siècle par José Rudecindo Ingavelez, la bocina symbolise la souffrance et les revendications sociales des peuples autochtones contraints de travailler comme des esclaves dans un environnement particulièrement hostile (climat et altitude).
    Tel « le vent qui souffle de la montagne », ce chant, originaire de la province de Cañar, au Sud, s’est répandu dans toute la cordillère équatorienne, et même au-delà.   

  12. Toro barroso (bomba alegre)
    Cette mélodie très populaire célèbre les corridas. C’est le «toro barroso», littéralement le «taureau de couleur terreuse», qui conduit le troupeau à travers la montagne. 

  13. Rondador (albaso alegre) - Du nom de l’instrument
    Cette chanson, dont on ignore l’origine, est très appréciée dans la Sierra Norte.

    "
    Ronda, ronda, rondador,
    C’est l’unique chose qui me reste
    Qui me console de ma douleur… "

  14. Lejos de mi madre (fox-trot)  - "Loin de ma mère", d’Arnando Hidrobo
    Ce morceau, bien connu dans la région de Cotocachi, fut dédié jadis par l’auteur à sa mère. 

  15. Rosario de besos (pasillo)
    "
    Ce chapelet de baisers" très romantique qui immortalise l’amour fut composé par le maître du pasillo équatorien, Francisco Paredes (1891-1952). 

    "
    Tu ne pourras pas oublier
    Cette chaude soirée,
    Où tu as laissé sur ma bouche
    Un chapelet de baisers."

  16. Chimbalito (sanjuanito) - Petit fruit rond et jaune du Nord
    Cette mélodie, très populaire dans la Sierra, existe également dans une version chantée, en quechua. 

  17. Vasija de barro (danzante) "La jarre de terre"
    Il s’agit probablement d’une des chansons les plus populaires dans tout l’Equateur. La petite histoire de sa genèse relève aujourd’hui de la légende nationale. Cette chanson est née lors d’une soirée très arrosée (le 7 janvier 1950) entre amis et artistes, pour la plupart des célébrités nationales. Etaient ainsi regroupés les peintres Oswaldo Guayasamin et Jaime Valencia, les écrivains Jorge Carrera Andrade et Hugo Alemán, le poète Jorge Enrique Adoum, les compositeurs Luis Valencia Córdova, surnommé «Potolo» et Gonzalo Benítez Gómez et aussi quelques proches. Si sur la responsabilité de chacun dans la composition et l’écriture de la chanson Vasija de barro il subsiste forcément des divergences d’interprétation, l’origine et la fonction de la fameuse jarre ne laissent aucun doute, pas plus que sa symbolique identitaire.

    "
    Je veux que l’on m’enterre,
    Comme mes ancêtres,
    Dans le ventre obscur et frais
    D’une jarre de terre."