Brahim El Mazned
  
"... plus personne ne peut nier la contribution de la culture à l'économie."

 

 

 


 


 

L'Afrique connait aujourd'hui un développement musical sans précédent surtout grâce à la dématérialisation digitale, la téléphonie mobile et les réseaux sociaux amplificateurs.
Si les vieux clichés d'une Afrique «à la traîne», «en voie de développement», «rongée par les conflits ethniques» etc. ont encore la vie dure, une Afrique musicale, moderne et décomplexée, s'est mise à conquérir les ondes et sa jeunesse.
Dans les grandes villes, Lagos, Kinshasa, Addis Abeba, Le Cap... des artistes talenteux se révèlent aux sonorités du rap, du rock, du jazz, de la pop... Tantôt très (trop) inspirées des productions anglo-saxonnes, tantôt résolument africaines, elles sont toutes aujourd'hui accessibles sur tout le continent africain – et au-delà - pour un très large public. Certes, il s'agit ici des musiques dites « populaires » et, le plus souvent « commerciales », dans le sens qu'elles représentent effectivement un marché formidable pour les artistes et tous les acteurs du secteur. Mais pas que. Toujours est-il que cette dynamique et l'effervescence culturelles, ainsi que l'émergence d'une économie musicale Sud-Sud, ont aussi généré indirectement (trop rarement) ici et là, un certain regain d'intérêt pour l'immense partimoine musical africain et la nécessité de valoriser ces précieux héritages afin d'en assurer la transmission aux nouvelles générations.
Au Maroc, une «entreprise culturelle» privée, Anya, a fait le pari de miser à la fois sur la modernité musicale africaine et sur son patrimoine traditionnel. Sa démarche est multiple et ...atypique : organisatrice de concerts, de festivals et d'un «salon» pour professionnels elle est aussi éditrice de plusieurs playlistes mensuelles sur sa chaîne Youtube et productrice et éditrice de musiques appartenant aux patrimoines nationaux marocains, berbère et arabe...
Rencontre avec son fondateur et directeur, l'entrepreneur culturel Brahim El Mazned.


Colophon - Vous souhaitez développer les « industries culturelles » d'Afrique et du Moyen-Orient, et du Maroc bien sûr. C'est une approche très économique. Une forme de  "marchandisation" de la culture... en produit commercial ?

Brahim El Mazned - La culture est un service public. Quand on parle d'industrie culturelle, il ne s'agit pas que d'un développement marchand. La culture contribue à développer une société. Elle contribue au décloisonnement d'une région, à apporter une paix sociale, un vivre ensemble. Mais pour se faire comprendre des professionnels de l'économie, il faut parler leur langage et aussi montrer le côté « rentable » de la culture. Quand on crée au sein d'une ville une salle de spectacles, il y a tout un écosystème lié à cette salle qui prend vie : les transports, les techniciens, les restaurants, etc. Cet écosystème profite de la culture. Il faut qu'on prenne cet aspect en considération. Plus personne ne peut nier la contribution de la culture à l'économie, d'une manière ou d'une autre. La preuve en est tristement donnée par cette pandémie. Tout le monde a envie de sortir, d'aller au théâtre, au concert, au musée... et il y a eu une frustration du fait que ces lieux étaient fermés, avec les conséquences sur l'économie que l'on sait. Evidemment il y a un effet direct également, en terme de billetterie, de ventes de catalogues, de boissons à l'entracte...
Considérer les industries culturelles et créatives en tant qu'acteurs économiques, c'est aussi se donner les moyens de sortir de l'économie informelle qui, dans nos régions, gangrène le secteur. Il y a des gens qui travaillent sans contrats, sans assurances, sans droits... Considérer les industries créatives comme de véritables acteurs économiques c'est donner aux artistes et aux professionnels du secteur un cadre de travail réglementé.
Avec Anya je voulais donner l'exemple en commençant par une petite structure – une « entreprise culturelle » – qui paierait ses charges sociales, ses impôts, etc.... Je voulais travailler avec des salariés et pas uniquement avec des bénévoles. Aujourd'hui Anya compte 6 salariés permanents et lors des festivals ces effectifs sont bien-sûr fortement renforcés. Quand je parle d'industrie créative, à aucun moment je songe à la « rentabilité ». Les villes africaines où il y a plus d'activités culturelles, où il y a une dynamique culturelle, sont des villes où il y a moins d'agressivité, où règne une forme de paix sociale.
La culture est une pratique au quotidien. Avant de rentrer chez soi on peut boire une bière, écouter un musicien le long du chemin, se poser dans le sable, danser ensemble, vivre ensemble... Cela, la jeunesse arrive encore à le vivre. Quant à se rendre dans de vrais lieux de culture, des salles climatisées etc.... c'est toute la question du développement de l'Afrique qui se pose et qui est liée à de nombreux paramètres dont la géopolitique. La situation commence à changer dans certaines capitales. La culture pour évoluer dans un pays a besoin, comme partout, de liberté, de démocratie, de paix sociale, du vivre ensemble, du respect des genres... Chacune de ces problématiques est un maillon. Quand certains maillons sont faibles ou sont absents, cela fragilise évidemment la culture. 


Colophon
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 La culture au sens large, mais particulièrement sur les questions liées au patrimoine et à sa conservation, ne devrait-elle pas être du ressort des Etats et des institutions publiques, au même titre que l'éducation et la santé ? En abandonnant ces missions au secteur privé, celles-ci tombent forcément sous les lois du marché...

Brahim El Mazned - Nos institutions doivent comprendre une chose : soit elles investissent dans la culture, soit il faut bien que quelqu'un d'autre le fasse ! Je n'aime pas le mot subvention. On a l'impression qu'il s'agit d'une aide. Nous ne demandons pas à être aidés. Nous demandons de construire les projets ensemble, parce que la culture est l'affaire de tous. Elle est collective, elle concerne la communauté. Pas uniquement nationale, la communauté universelle. Quand on parle du patrimoine culturel immatériel, celui-ci n'appartient pas uniquement à une communauté en particulier, il appartient à la communauté du monde.
De la même façon qu'il faut s'engager pour l'écologie, il faut sauvegarder le patrimoine immatériel. C'est le même combat. Quand on a détruit une forêt ou un écosystème, c'est très difficile de le ressusciter. C'est la même chose pour le patrimoine immatériel.
 

Rrways de Massa ©  Collection privée


Colophon - Les musiques traditionnelles ne sont pas absentes de votre projet d'entreprise culturelle. Vous venez de publier un imposant coffret, Ṛṛways, l'anthologie de la musique des poètes chanteurs itinérants amazighes, un travail d'inventaire inédit...   

Brahim El Mazned - Cette anthologie c'est la musique avec laquelle j'ai grandi. C'est un engagement d'abord pesonnel et une passion... et plusieurs années de préparation ! C'est une des plus belles anthologies réalisée en Afrique. Cette édition comprend 10 albums, cent titres, deux livres, en français et en anglais, de 124 pages chacun... Il a fallu se battre pour rassembler une telle matière. C'était comme un puzzle. Je voulais montrer, au delà de la beauté de leur musique, la valeur et la qualité des interprètes. Et chaque artiste a été rémunéré, ce qui représente un budget assez conséquent.
Musicalement, la musique amazighe n'a absolument rien à voir avec la culture arabe. Contrairement aux musiques proche-orientales – et turques - qui relèvent de l'enharmonique, avec usage du quart de ton, la musique amazighe est pentatonique. C'est une musique extrêmement riche sur le plan musical comme sur le plan de la poésie, de la parole et de l'improvisation. Cette musique traditionnelle est celle des poètes chanteurs itinérants, les Ṛṛways, qui jadis parcouraient les campagnes du Haut-Atlas occidental, de l'Anti-Atlas et du Souss. Les chanteuses-poètes, les Taṛṛwaysins, n'apparaissent vraiment en public qu'à partir de la moitié du XXè siècle, avec l'émancipation progressive des femmes dans la société traditionnelle marocaine. Certaines sont devenues extrêmement populaires et ont donné un nouvel élan à un style qui, dans un contexte de mondialisation, souffre d'un problème de transmission. Aujourd'hui certaines Taṛṛwaysins n'hésitent pas à fusionner les styles ni à mélanger instruments traditionnels et modernes.
Les musiques traditionnelles, à l'ère du digital, ne se portent pas trop bien. Elles concernent généralement qu'une partie de la communauté, précisément celle qui n'arrive pas à suivre cette mutation. Il était donc impératif d'enregistrer cet héritage qui est, comme tout patrimoine immatériel, fragile.
Tous les enregistrements ont été réalisés en studio, dans les meilleures conditions techniques. Par rapport aux « enregistrements de terrain » le studio est un choix qualitatif qui plus est, était valorisant pour les interprètes. Un moyen en quelque sorte de rendre de la dignité à leur art. Les Ṛṛways et les Taṛṛwaysins ont apprécié. Ce sont des artistes qui sont généralement déconsidérés, qui sont à la marge de la société. Nous sommes loin ici d'une démarche se focalisant sur la précarité, comme le font parfois certains musicologues. Ce travail éditorial était une manière de les réconcilier avec eux-mêmes et avec la communauté. « On a beau adopter la culture de l'Autre, elle sera toujours le costume de l'Autre...» 
  

Colophon -  ... sans « folkloriser » les cultures traditionnelles pour l'exportation ? 

Brahim El Mazned -  Il y a deux aspects. Il y a les artistes qui, pour des raisons économiques, jouent dans les hôtels pour les touristes parce qu'il faut leur faire plaisir. On va leur ajouter quelques plumes, un peu de peinture sur le visage... Ils seront payés pour ce travail là. Dans les villages et les communautés, c'est très différent et très sérieux. Les artistes, parfois les mêmes d'ailleurs, remplissent leur rôle sociétal, avec les masques, en costumes etc. selon la tradition. Le programmateur européen est parfois tenté de montrer ces pratiques et de les ramener sur la scène d'une salle ou d'un festival. C'est une erreur et c'est, je crois, très maladroit. Ces musiques et ces danses sont intimement liées à un moment précis, à un temps, à un rituel qui peut être initiatique, funéraire, sacré... Il ne faut pas transposer cela sur une scène, ni l'exporter. Mais l'erreur elle probablement mutuelle.   



Colophon - Retour sur l'économie. Avec le festival Visa For Music - que vous avez créé - on quitte les musiques traditionnelles pour se plonger dans l'Afrique d'aujourd'hui, résolument moderne. Est-ce la réponse africaine au Womex et aux autres « salons »? 

Brahim El Mazned - Pendant plus de vingt ans j'ai parcouru de nombreux marchés professionnels pour les tourneurs, les programmateurs etc. et cela à travers le monde entier, de l'Australie à la Colombie, du Brésil à l'Afrique du Sud, sans oublier l'Europe bien-sûr, jusqu'au Groenland même ! Je me suis rendu compte que le continent africain et ses musiques traditionnelles, qui sont la source de nombreuses musiques actuelles dans le monde, étaient absents ou sous-représentés dans ces salons. Beaucoup de musiques sont issues du continent africain. Elles ont nourri d'autres musiques à travers le monde, que ce soit dans le Nord Est brésilien, dans les Caraïbes, en Europe... L'Afrique n'est pas qu'un espace géographique, c'est avant tout un esprit qu'on peut retrouver dans les différentes diasporas tout comme chez les « blancs » passionnés par les sonorités africaines... C'est cette Afrique-là que je défends et qui m'intéresse. Il y a ici, sur le continent, une énergie formidable. Les médias occidentaux – généralement - n'aiment pas le beau temps ! Ils préfèrent évoquer les conflits et les problèmes du continent africain qui, - il ne s'agit pas de les nier ! -, sont malheureusement bien réels. Mais il n'y a pas que çà ! Il y a aussi la vie, la poésie, la culture... dont on parle peu. Le festival Visa for Music est une vitrine de cette créativité et de cette énergie. Une vitrine à la fois continentale, mais aussi celle de ses diasporas et de toutes les sonorités africaines qu'on retrouve à travers le monde.
Bien évidemment tout cela est utopique. Mais, recevoir plus de 1000 professionnels chaque année n'est plus vraiment de l'utopie ! C'est un désir et une volonté de créer, ici, en Afrique, une grande plate-forme qui accueille le monde, pas uniquement l'Afrique. Et puis, reconnaissons-le, c'est assez dérangeant de voir des bookeurs et des managers européens faire leur marché ici et puis vendre chez eux à prix fort les artistes africains. Bien sûr ils en ont le droit ! ... Mais quelle place laissent-ils aux professionnels du Sud ? Comme pour le foot, celui qui investit, finalement ne bénéficie de rien ! Dans tout ceci il y a une forme de spoliation. Ce n'est pas équitable.

Le groupe Kasba au festival Visa for Music (2017) © R.K.


Colophon
 - Peut-être faudrait-il reprendre la main sur le marché des musiques africaines? Et soutenir un développement musical Sud-Sud? 

Brahim El Mazned - Nous avons de très bons studios en Afrique ainsi que de très bons techniciens, programmateurs etc. et nous ne manquons pas d'artistes de talent ! Certains de nos festivals ont acquis une dimention internationale et, à l'échelle du continent, il y a une réelle dynamique culturelle. Il y a plus d'un milliard d'habitants en Afrique et pas loin de 700 millions de smartphones... et donc beaucoup, beaucoup de musique ! C'est un marché colossal. Il y a énormément d'événements qui ont lieu sur le continent, que ce soit en Afrique francophone, anglophone ou ailleurs. Ce développement est à prendre en considération pour les années à venir. Ce n'est pas un hasard si Sony, Universal ou Warner s'installent en Afrique. Ces entreprises ne viennent pas en Afrique pour faire du social.
Grâce à la digitalisation et à la dématérialisation la musique africaine commence à se vendre en ligne. Elle est sponsorisée etc. et elle fait partie aujourd'hui de l'écosystème « business ». Ses têtes d'affiche arrivent à vivre correctement de leur musique mais également grâce au live car dans les grandes capitales africaines, à Lagos, à Abidjan, à Dakar ou à Kinshasa il faut savoir que la vie nocturne tourne à fond !
Qu'on le veuille ou non, la globalisation est là. Mais aujourd'hui elle peut aussi démarrer du Nigéria! Les sonorités modernes nigériannes influencent beaucoup les pays du Nord, surtout les productions anglo-saxonnes. C'est une réalité.
Quant aux musiques traditionnelles, elles sont toujours là parce qu'elles jouent un rôle sociétal au sein des communautés mais, le fait que certains européens voient toujours l'Africain en pagne, des plumes sur la tête ou avec son djembé a incité la jeunesse à montrer qu'elle était finalement plus moderne que l'Européen. La jeunesse africaine ne veut plus de cette image-là.

Je comprends le désir de la jeunesse d'aller vers la modernité. Nous avons tous été jeunes. Les jeunes ne veulent pas être assimilés au folklore, au passé. Evidemment, pour ceux qui pratiquent la musique, y compris les musiques modernes, je préférerais qu'ils se nourrissent de leurs traditions et les fasse évoluer.
Avec Visa for Music nous voulons donner l'opportunité à ceux qui ont fait le choix de la modernité de montrer une autre Afrique, une Afrique de notre époque, avec les mêmes désirs que l'Occident. Autant on accepte sans difficultés qu'un jeune occidental fasse de la musique actuelle – du rock, de la fusion, du rap, ... – on l'accepte beaucoup moins d'un jeune Africain. Je reproche d'ailleurs à certains festivals européens de ne pas vouloir programmer du jazz africain, alors qu'il est extrêment riche, ou de ne pas inviter un rappeur africain pourtant d'une sonorité incroyable. C'est ainsi que l'on tue ces musiques, en les étiquetant « musiques du monde » et en les abandonnant sur un rayon dans un coin au fond d'une Fnac... Il y a quelques années la presse ne s'intéressait qu'aux artistes africains « différents ». Il fallait absolument montrer autre chose ! On a même inventé des groupes, que je trouve d'ailleurs formidables et totalement respectables. Mais n'est-ce pas aberrant d'en arriver à créer des groupes avec les enfants soldats du Sierra Leone, les femmes militaires de Guinée ou encore les handicapés de Kinshasa ? On ne peut pas supporter cela. Quand on présente un artiste occidental, on dira de lui tout simplement qu'il a appris le piano à tel âge, qu'il est né ici ou là, a suivi ou pas le conservatoire, etc. Pour les artistes africains, il y a toujours ces préjugés qui renvoient à une Afrique stéréotypée. Voilà aussi pourquoi nous devons défendre une Afrique moderne.

Colophon - Moderne mais diversifiée! Visa For Music couvre tous les genres ? 

Brahim El Mazned - Il y a des musiciens traditionnels qui jouent en plein air devant le public comme il y a des rappeurs, de l'électro plus tard dans la nuit... Il faut montrer cette diversité : on ne peut pas être borné ! C'est grâce à cette diversité que ce festival fonctionne jusqu'à aujourd'hui. Nous préparons la 8e édition de Visa For Music et je croise les doigts pour qu'on puisse la réaliser en présentiel ou au moins en hybride. L'édition de 2020 était totalement digitale à cause de la crise sanitaire et, contre toute attente vu le contexte, ce fut une très belle édition. Curieusement nous avons réussi à atteindre un autre public, plus nombreux et beaucoup plus jeune. Cette édition digitale a comptabilisé plus de 2 millions de visiteurs ! En présentiel, la moyenne se situe autour de 15000 spectateurs chaque année, dont plus de 1000 professionnels ! Pas si mal pour un festival qui a lieu en hiver! Mais l'hiver au Maroc, c'est un peu l'été pour vous. 

Propos recueillis par Eddy Pennewaert
Mai 2021 © Colophon

Crédit photo : © ANYA 2021 / Hamza Abbal, Hicham El Abed, Chadi Ilyass, Samir Ikhioui, Hakim Anthony Joundy, Radoslaw Kazmierczak, Studio Lorenzo Salemi. 
Remerciements à Sonia Ghannam & Keltouma Bakrimi.


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Ahwach (danse collective) du Haut Atlas - Collection privée.
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