BIR BO’SA ( le livret )
Petites chansons légères et autres conseils nuptiaux


Le Khorezm est une région semi-désertique au carrefour des mondes turc et iranien, à l'extrême ouest de l'Ouzbékistan. Son histoire est étroitement liée à celle du fleuve Amou Darya, l’antique Oxus. Le Khorezm constituait avec la Sogdiane et la Bactriane, une des trois satrapies (divisions administratives) d’Asie centrale de l’empire perse des Achéménides (VIe siècle av. J.-C.). La ville fortifiée de Khiva, sa métropole historique, entourée des déserts de Kyzyl Koum (le désert rouge) et de Kara Koum (le désert noir), par sa situation aux confins d’une des routes de la soie, fut tantôt un important carrefour caravanier, tantôt un dangereux repère de voleurs et d’esclavagistes. Dès le XVIIIe siècle, Khiva et le Khorezm furent convoités par la Russie. Lors du «Grand Jeu», au XIXe siècle, celle-ci s’opposa à la Grande-Bretagne pour l’accès aux Indes et aux mers chaudes. De cette rivalité coloniale naîtra, entre autres, l’État tampon d’Afghanistan. Le khanat de Khiva, quant à lui, fut conquis en 1873 par les armées du Tsar qui le libérèrent définitivement de la tyrannie et de la cruauté de ses Khans. Après la révolution russe, le Khorezm fut d’abord promu République soviétique (1922) et ensuite intégré à la République socialiste soviétique d’Ouzbékistan (1924). Si l’on peut regretter les effets néfastes de l’époque soviétique, entre autres sur les répertoires religieux, il faut aussi lui reconnaître de nombreuses réalisations positives comme le développement de la musique de langue ouzbèke, l’inventaire et la préservation des répertoires traditionnels, leur diffusion régulière en radio, la création de conservatoires, la valorisation des musiciens et, surtout, la laïcisation de la société avec, pour conséquence immédiate, l’émancipation des femmes et leur entrée sur la scène publique.  

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Une tradition de l’émancipation
Dans la société traditionaliste et moyenâgeuse du khanat de Khiva, comme dans d’autres États musulmans d’Asie centrale à cette époque, les femmes, par convenance, étaient généralement recluses. Dans l’intimité de leurs gynécées, elles chantaient entre elles pour se distraire avec pour seul accompagnement musical quelques percussions rustiques obtenues à l’aide de pierres ou de verres entrechoqués.

La tradition urbaine des chanteuses et des danseuses professionnelles au Khorezm n’a guère plus d’une centaine d’années. Elle correspond à l’arrivée des Russes en Asie centrale et surtout à sa soviétisation. Ces professionnelles, que l’on nomme xalfa (ou khalfa, de l’arabe khalifa, littéralement « successeur »), lisent l’arabe et se produisent traditionnellement pour d’autres femmes. Elles jouent un répertoire populaire à la fois religieux et profane, très différent du répertoire classique (maqâm).

Les premières chanteuses professionnelles chantaient sans accompagnement musical des chants tristes et des chants religieux lors des cérémonies de deuil. Progressivement, elles vinrent à se produire de plus en plus lors des toy, ces banquets privés donnés à l’occasion des différentes étapes de la vie, comme les naissances et les mariages. Les xalfa participent à certaines phases précises du rituel du mariage, comme la cérémonie du dévoilement de la mariée qui a lieu chez le fiancé au lendemain du mariage. A l’inverse du banquet (ōsh), cette phase de la cérémonie est destinée exclusivement aux femmes de sa famille. C’est pour elles que la mariée dévoile son visage. Les femmes âgées (ōtin ôy) y entonnent des chants de bénédiction et les invitées viennent embrasser la mariée et lui offrir des cadeaux qui s’ajouteront à sa dot. Après ce cérémonial, les xalfa – dont le nombre varie –, accompagnées de leur dōyrachi (joueuse de dōyra, tambour sur cadre) et d’une danseuse, entonnent un répertoire de chants profanes de circonstance, partiellement reproduit sur ce CD. Les xalfa jouent généralement aussi d’un instrument, comme de l’accordéon ou du garmon (petit accordéon). Autrefois, les xalfa s’accompagnaient seulement de percussions : tambourin (daf), bracelets à grelots (zang), assiettes métalliques (likābcha) et pierres plates (qaïraq).

Les toy remplissent une fonction importante de révélateur et de fédérateur du tissu social ouzbèk.Ces fêtes sont aujourd’hui presque toujours animées par les xalfa et, si la réussite d’un toy se mesure d’abord au nombre d’invités, c’est cependant la beauté des costumes des xalfa, la grâce de leurs mouvements et le brio de leur musique qui donneront au toy toute sa grandeur festive. Les xalfa y sont revêtues de manteaux en brocart ou de somptueuses robes bigarrées en soie et coiffées d’un tōqi fleuri ou doré. Elles sont par ailleurs aussi très appréciées pour leurs bonnes manières et leur esprit et, aujourd’hui, le fait pour une femme de chanter et de danser en public n’est plus du tout dévalorisant.

Zumrad Xalfa, chanteuse professionnelle
Près de Khiva, à Ourgench, l’actuel centre administratif de la province du Khorezm, Anabibi Otajonova (1901 ?-1958) fut la première femme de la région à jouer en public. Elle enseigna son art à Nazira Sabirova (1922-2002), laquelle enrichit son répertoire de ses compositions personnelles. Aujourd’hui, Zumrad Xalfa, qui fut la dôyrachi de Sabirova  durant les dernières années de sa vie, assure à son tour la continuité du chant nuptial. Zumrad est devenue xalfa vers la trentaine, contrainte de gagner sa vie par elle-même. En autodidacte, elle apprit à jouer de l’accordéon et du garmon. L’accordéon n’est apparu à Khiva que tardivement, dans les années soixante, alors que son cousin, le garmon, avait déjà été introduit par les Russes en Asie centrale dès la fin du XIXe siècle. Parallèlement à cet apprentissage, Zumrad perfectionna son art vocal auprès de Nazira Sabirova et sauva littéralement le précieux répertoire de cette dernière en le transcrivant minutieusement dans une série de cahiers d’école.

Zumrad Xalfa se distingue par l’importance et l’exactitude de son répertoire traditionnel, même si parfois elle est contrainte, concurrence oblige, d’utiliser un synthétiseur pour satisfaire aux demandes d’un public de plus en plus attiré par la musique moderne ou d’inspiration occidentale.

Zumrad Xalfa chante ici une partie peu connue du répertoire traditionnel des xalfa de  Khiva qui, par son contenu, bouscule quelques idées reçues. Pour ces enregistrements, elle s’accompagne au garmon et, contrairement à la coutume, ou pour affirmer les avancées de la mixité, sa dōyrachi n’est pas une femme mais son fils, Gerakl Madrimov. Ce répertoire est normalement chanté lors des cérémonies et des réunions qui précèdent la nuit de noce. 


 
le CD: les titres
  1. Kechmayman  – "Je ne te quitterai pas"
    "Entre toutes tu es l’unique…"  Un homme promet de ne jamais quitter son aimée, même si celle-ci devait « sourire à ses ennemis ». 

  2. Sadāg’ans Bōlay  – "Je mourrai pour toi"
    Dans cette version en trois couplets au lieu de cinq d’un dāstān (chant épique) évoquant l’histoire de Shoxsanam1, un homme implore sa maîtresse de rester en bonne santé jusqu’à sa prochaine visite. L’évocation de sa beauté recouvre ensuite l’aimée jusqu’au « bout de ton corps, de tes lèvres sucrées… ».
    Certains de ces chants font office de « mode d’emploi » pour les jeunes mariés. Tel chant rappelle l’importance des préliminaires, tel autre chant invite à la douceur en déboutonnant précautionneusement la chemise…
    Les allusions sexuelles sont fréquentes dans ce répertoire, mais discrètes et jamais vulgaires.  

  3. Sangar – Du nom d’un village près de Khiva.
    Cette chanson évoque indirectement la rémunération des
    xalfa et incite leurs commanditaires à ne pas se montrer pingres.
    Quatre xalfa sont allées chanter dans un village nommé Xonqa dont les habitants sont réputés pour leur avarice. Pour les payer, les villageois leur ont donné seulement trois courgettes. Une bagarre éclate pour le partage de celles-ci...
    Notons qu’aujourd’hui plusieurs
    xalfa connues vivent à Xonqa… 

  4. Na Bōlg’ay  – "Pourquoi n’es-tu pas là ? "
    Une femme s’impatiente et est prête à tout, jusqu’à « embrasser les jambes et les pieds » de son amant pour passer encore une nuit à ses côtés… 

  5. Oshiq bōlib qoldim  – "Je suis tombée amoureuse"
    "Je suis tombée amoureuse du nom de mon amour et je ne sais pas s’il s’en souvient !"
    Sur le thème récurrent de la séparation, une amante pleure son amoureux qui est retourné dans son pays natal. 

  6. Orzuimni eshit  – "Ecoute mon désir" 
    "
    Tu m’as laissée toute seule et ton absence consume mon corps,
    Pour qui es-tu parti là-bas en m’abandonnant ? "

  7. Tuninay  – "Hier"
    Une amoureuse est meurtrie par les mots blessants que lui a assénés son amant, hier. Mais, il lui a aussi dit un mot gentil, hier.    

  8. Jon ustina  – "Avec joie ! "

    "J’aime tes beaux yeux et ton teint de grenade !
    Si tu veux m’épouser : avec joie !
    J’aime cette paire de fruits qui bougent,
    J’aime goûter la sève de tes lèvres…"

    Et l’énumération se poursuit. 

  9. Hayronman  –  "Tu m’étonnes !"
    Les xalfa sont déçues, une série de promesses ne sont pas tenues.
    Il existe d’autres versions de ce chant très populaire au Khorezm (cf. celle de Norbek Baxshi
    )2

  10. Ōyna-ōyna  – "Danse, danse !"

    "Danse, danse ma belle !
    Mes yeux doivent se reposer
    (refrain).
    La pomme est rouge, la pomme est blanche,
    Ne regarde pas la pomme.
    Ma mère ne sera pas d’accord ! "

    Un homme, ou une femme, déclare sa flamme en offrant une pomme à la personne désirée.

  11. Ah dedim  – "Oh ! J’ai dit"

    "
    Si vous touchez à ma robe… Ah ! J’ai dit doucement !
    Si vous me trompez, je vous arracherai les deux yeux… Ah ! J’ai dit !
    Si vous passez à côté de moi… Ah ! J’ai dit tout doucement !"

  12. Kelin keldi  – "La fiancée est arrivée"
    La fiancée arrive le jour du mariage chez son fiancé et tous les invités l’accueillent. Mais avant il faut préparer la maison.
    "
    Arrosez la cour, la fiancée arrive ! Faites de la place, la fiancée arrive, elle est parée comme une reine ! Dégagez le chemin, la fiancée arrive ! "

  13. Sog’indim  – "Je m’ennuie de toi"
    "
    Oh, le vent ! Salue mon amour. Je m’ennuie de son cœur, de ses yeux noirs et de ses paroles sucrées…"

  14. Bōlmasa  – "Je n’ai pas"
    Dans ce chant triste, une femme se plaint d’avoir été abandonnée par son mari infidèle et de ne pas avoir un confident pour s’épancher.
    La chanson met en garde la future épouse.
    "
    Ne faites pas confiance aux paroles d’un époux infidèle ! C’est un menteur qui ne tient jamais ses promesses…"

  15. Aylanayin  – "J’adore"

    "
    J’aime ta mère qui t’a mise au monde,
    J’aime tes deux seins qui brillent comme l’argent,
    Et qui n’ont pas encore été touchés…"

  16. Mazalim  – "Ma chérie" (petit mot sucré, « mon miel »)
    "Pendant toute la nuit et toute la journée j’ai besoin de tes paroles qui sont comme le chant du rossignol…"
    Un amant insatisfait supplie son amour de le rejoindre. 


  1. De nombreux chants relatent l'histoire de la belle Shoxsaman dont le roi est tombé désespérement amoureux, mais celle-ci en aime un autre... Une autre version par Norbek Baxshi dans la même collection sur:
  2. Javohir - Epopées et chants d'amour du Khorezm - Colophon Records Col.CD129